AG Saugmandsgaard Øe délimite l’obligation de filtrage de l’article 17

M. l’avocat Général Henrik Saugmandsgaard Øe (AG Saugmandsgaard Øe) a présenté le 15 juillet dernier ses conclusions dans l’affaire C‑401/19, République de Pologne contre Parlement européen, Conseil de l’Union européenne.

Cette affaire est d’un grand intérêt parce que la Pologne demande à la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) d’annuler l’article 17, paragraphe 4, sous b) et sous c), in fine, de la directive 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et, à titre subsidiaire, d’annuler cet article 17 dans son intégralité.

Ces conclusions ne sont pas, selon leurs auteur, remises en cause par l’arrêt YouTube et Cyando (voir billet de blog précédent).

L’article 17, paragraph4 b) et c) de la directive 2019/790 dispose que :

« les fournisseurs de services de partage de contenus en ligne sont responsables des actes non autorisés de communication au public, y compris la mise à la disposition du public, d’œuvres protégées par le droit d’auteur et d’autres objets protégés, à moins qu’ils ne démontrent qu’[ils] (b)(…) ont fourni leurs meilleurs efforts, conformément aux normes élevées du secteur en matière de diligence professionnelle, pour garantir l’indisponibilité d’œuvres et autres objets protégés spécifiques pour lesquels les titulaires de droits ont fourni aux fournisseurs de services les informations pertinentes et nécessaires; et en tout état de cause (…) (c)ils ont agi promptement, dès réception d’une notification suffisamment motivée de la part des titulaires de droits, pour bloquer l’accès aux œuvres et autres objets protégés faisant l’objet de la notification ou pour les retirer de leurs sites internet, et ont fourni leurs meilleurs efforts pour empêcher qu’ils soient téléversés dans le futur, conformément au point b). »

Les fournisseurs de services de partages de contenus en ligne

L’article 2, point 6, premier alinéa, de la directive définit les fournisseurs de services de partages de contenus en ligne comme des :

« fournisseur[s] d’un service de la société de l’information dont l’objectif principal ou l’un des objectifs principaux est de stocker et de donner au public l’accès à une quantité importante d’œuvres protégées par le droit d’auteur ou d’autres objets protégés qui ont été téléversés par ses utilisateurs, qu’il[s] organise[nt] et promeu[vent] à des fins lucratives ».

AG Saugmandsgaard Øe note que bien que les termes de cette définition soient ouverts, « il en ressort clairement que cet article 17 concerne les « grands » prestataires de services de partage, réputés liés au « Value Gap » , et dont cette définition vise, à l’évidence, à refléter le fonctionnement » et souligne (note 33) que le considérant 62 de la directive 2019/790 précise que la notion de « fournisseurs de services de partage de contenus en ligne » vise les services qui « jouent un rôle important sur le marché des contenus en ligne en étant en concurrence pour les mêmes publics avec d’autres services de contenus en ligne, comme les services de diffusion audio et vidéo en flux continu ».

Filtrage et blocage

L’article 17 de la directive 2019/790 prévoit un nouveau régime de responsabilité applicable aux prestataires de services de partage en ligne. Ceux-ci doivent surveiller les contenus que leurs utilisateurs mettent en ligne, afin de prévenir le téléversement sans autorisation des titulaires de droits d’œuvres et d’objets protégés.

En pratique, ces prestataires doivent filtrer les contenus téléversés par le biais de programmes informatiques ad hoc, bien que, comme le rappelle AG Saugmandsgaard Øe dans le point 60, l’article 17 n’impose pas de manière formelle l’adoption de mesures ou de techniques spécifiques. Le considérant 68 de la directive 2019/790 indique simplement que les fournisseurs de services de partage sont « susceptibles d’entreprendre diverses actions ». En outre, le considérant 66, deuxième alinéa, de la directive indique qu’il faut tenir compte, pour « déterminer si un fournisseur de services de partage de contenus en ligne a fourni ses meilleurs efforts … [desmeilleures pratiques du secteur … [et de] « l’état de l’art».

L’article 14 de la directive 2000/31 sur le droit d’auteur exonère les prestataires de service de toute responsabilité pour avoir stocké une information illicite à la demande d’un de leurs utilisateurs s’ils n’avaient pas connaissance de cette information ou bien si, le cas échéant, ils ont promptement l’information ou en ont bloqué l’accès. L’article 14 n’exige pas que le prestataire surveille les informations téléversées sur ses serveurs ni ne recherche activement les informations illicites qui pourraient s’y trouver.

La Pologne souligne que l’article 17 de la directive 2019/790 donne désormais aux fournisseurs de services de partage la responsabilité de surveiller, d’une manière préventive, les informations téléversées par leurs utilisateurs et non plus simplement de réagir promptement une fois informés de l’existence d’une information illicite.

Filtrage, blocage, et droits de l’homme

Selon la Pologne, cette pratique peut mettre en danger la liberté d’expression des utilisateurs des services de partage, garantie à l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (la « Charte »). Ce droit est également protégé par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH ).

L’article 52, paragraphe 3, de la Charte dispose que ces deux droits ont le même sens ou, du moins la même portée et ainsi l’article 11 de la Charte doit être interprété à la lumière de l’article 10 de la CEDH et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CtEDH) y afférente.

Selon la Pologne, les  mesures de filtrage nécessaires au respect de l’article 17 sont des «mesures préventives » de contrôle des informations des utilisateurs et entraîneraient des «restrictions préalables», au sens de la jurisprudence de la CtEDH relative à l’article 10 de la CEDH, et pourraient même entrainer une « censure générale automatisée de nature préventive » des fournisseurs, ce qui constitueraient une « ingérence » dans la liberté d’expression et d’information de leurs utilisateurs.

La Pologne demande à la CJEU, dans le prolongement de ses arrêts Scarlet Extended, Sabam, et Glawischnig-Piesczek, de déterminer si le filtrage est compatible avec la liberté d’expression, et, si elle l’est, dans quelles conditions.

AG Saugmandsgaard Øe estime que les dispositions attaquées constituent effectivement une « ingérence » dans la liberté d’expression des utilisateurs des services de partage » et dans la liberté du public de recevoir des informations (point 78 et 80). Cette « ingérence » dans la liberté d’expression des utilisateurs est imputable au législateur de l’Union (point 84). Il souligne que pour être exonéré de leur responsabilité, filtrer et bloquer les bloquer illicites n’est pas une simple possibilité pour les fournisseurs, « mais une nécessité, sauf à supporter un risque démesuré de responsabilité » (point 86). Est- que cette limitation est compatible avec la Charte ?

AG Saugmandsgaard Øe rappelle que la liberté d’expression n’est pas absolue et peut être limitée par les lois, si elles respectent le « contenu essentiel » de cette liberté, et le principe de proportionnalité (point 89). Il en est de même pour l’article 10 de la CEDH, qui admet les ingérences dans la liberté d’expression si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs buts légitimes et si elle est « nécessaire dans une société démocratique ».

La limitation est « prévue par la loi »

En l’espèce, la limitation a manifestement une base légale, l’article 17 de la directive 2019/790, dont ces dispositions satisfont à l’exigence de « prévisibilité ». Selon AG Saugmandsgaard Øe, ces dispositions sont suffisamment claires et précises, même si la définition du « fournisseur de services de partage de contenus en ligne » de l’article 2, point 6, « contiennent plusieurs notions ouvertes », telles la « quantité importante d’œuvres protégées par le droit d’auteur ou d’autres objets protégés » les « meilleurs efforts » ou bien les « normes élevées du secteur en matière de diligence professionnelle ».

La limitation en cause respecte le « contenu essentiel » du droit à la liberté d’expression

Selon l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, toute limitation de l’exercice des droits et libertés doit « respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés » et ainsi une mesure portant atteinte à ce « contenu essentiel » serait contraire à la Charte.

AG Saugmandsgaard Øe n’est pas de l’avis que l’article 17 porte atteinte au « contenu essentiel » du droit à la liberté d’expression. Il note que les grandes plateformes et les réseaux sociaux, en particulier, offrent à leurs utilisateurs un moyen d’exprimer leurs opinions « en principe, sans ingérence d’autorités publiques » (point 103). Le « contenu essentiel » du droit à la liberté d’expression serait en revanche touché, selon AG Saugmandsgaard Øe, si les autorités publiques imposaient aux prestataires, directement, ou indirectement, de surveiller préventivement leurs utilisateurs (point 104).

L’article 15 de la directive 2000/31 est « d’une importance fondamentale » parce qu’il prévoit que les prestataires intermédiaires ne peuvent être obligés de surveiller, d’une manière générale, les informations qu’ils transmettent ou stockent », ce qui est nécessaire pour « qu’Internet reste un espace libre et ouvert » (point 105).

Cette interdiction d’une surveillance généralisée est ainsi un « principe général du droit régissant l’internet, en ce qu’il concrétise, dans l’environnement numérique, la liberté fondamentale de communication » (point 106).

Obligation de surveillance générale ou spécifique ?

Selon AG Saugmandsgaard Øe, l’interdiction prévue à cet article 15 est « un principe général du droit régissant l’internet, en ce qu’il concrétise, dans l’environnement numérique, la liberté fondamentale de communication ». Il rappelle cependant que la CtEDH, dans son arrêt Delfi AS. c. Estonie, avait admis que certains intermédiaires puissent activement surveiller leurs services afin de rechercher certains types d’informations illicites. Le considérant 47 de la directive 2000/31 dispose d’ailleurs que l’interdiction faite aux États membres d’imposer aux prestataires de services une obligation de surveillance « ne concerne pas les obligations de surveillance applicables à un cas spécifique […] »).

L’obligation de surveillance imposée aux fournisseurs de services de partage en application des dispositions attaquées n’est pas générale selon AG Saugmandsgaard Øe, mais spécifique » Il reconnait tout de même que la jurisprudence de la CJUE «  a connu une évolution récente quant au critère distinguant le « général » du « spécifique » » (point 110), une évolution jurisprudentielle qu’il estime « justifiée »(point 113).

En effet, dans son arrêt L’Oréal, la CJUE avait jugé que l’exploitant d’une place de marché en ligne ne peut être obligé de procéder à « une surveillance active de l’ensemble des données de chacun de ses clients afin de prévenir toute atteinte future à des droits de propriété intellectuelle ».  

Puis, dans son arrêt Scarlet Extended, la Cour avait jugé qu’un fournisseur d’accès Internet ne peut être enjoint à mettre en place un système de filtrage s’appliquant à « toutes les communications électroniques transitant par ses services » et donc « indistinctement à l’égard de toute sa clientèle », et ce afin « d’identifier sur le réseau de ce fournisseur la circulation de fichiers électroniques contenant une œuvre musicale, cinématographique ou audiovisuelle sur laquelle le demandeur prétend détenir des droits de propriété intellectuelle, en vue de bloquer le transfert de fichiers dont l’échange porte atteinte au droit d’auteur ». Il en est de même, depuis l’arrêt Sabam , en ce qui concerne les exploitants d’une plateforme de réseau social.

La CJEU, dans son arrêt Glawischnig-Piesczek , a néanmoins jugé légale la surveillance d’un exploitant d’un réseau social de l’ensemble des informations mises en ligne sur son réseau si elle est « spécifique », tel, en l’espèce, la recherche d’une information diffamante « précise » afin de la bloquer, alors que le prestataire n’était pas obligé de procéder à une « appréciation autonome » de la licéité des informations filtrées, mais qu’il pouvait « recourir à des techniques et à des moyens de recherche automatisés » .

Les fournisseurs de services de partage doivent surveiller l’ensemble des contenus mis en ligne par leurs utilisateurs mettent en ligne, mais ils ne doivent rechercher que les « œuvres ou autres objets protégés spécifiques […] pour lesquels les titulaires de droits [leur] ont fourni […] les informations pertinentes et nécessaires » (article 17 paragraphe 4, sous b), de la directive 2019/790).

Ainsi, le législateur de l’Union peut, sans porter atteinte au « contenu essentiel » de la liberté d’expression, imposer « certaines mesures de surveillance active, concernant certaines informations illicites spécifiques, à certains intermédiaires en ligne » (point 115).

La limitation en cause est nécessaire

Afin de respecter le principe de proportionnalité, cette limitation doit être à la fois « nécessaire » et « répondre effectivement à un objectif d’intérêt général reconnu par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui ». Seul le caractère nécessaire de la limitation est débattu en l’espèce, puisque la protection la propriété intellectuelle est protégée en tant que droit fondamental, par l’article 17, paragraphe 2, de la Charte et à l’article 1er du protocole nº 1 à la CEDH .

Selon AG Saugmandsgaard Øe, la limitation est « appropriée » en ce qu’elle incite les fournisseurs à conclure des accords de licence avec les titulaires de droits. Elle est « proportionnée » puisque sesinconvénients ne sont pas démesurés par rapport aux buts visés, la protection de la propriété intellectuelle, en particulier dans un environnement numérique, alors que les titulaires de droit souffrent d’un préjudice économique suite au partage de leurs œuvres en ligne sans autorisation

Tenir les prestataires intermédiaires pour responsables des informations illicites fournies par les utilisateurs de leurs services crée un risque important pour la liberté d’expression, parce qu’afin d’échapper à tout risque de responsabilité, ceux-ci peuvent être tentés de « sur-bloquer », en particulier parle recours à des outils de reconnaissance automatique de contenu, et ce « au moindre doute sur leur licéité »  (point 142). Les titulaires de droit n’ont pourtant pas un monopole absolu sur l’utilisation de leurs objets protégés, puisque l’article 5, paragraphe 3, de la directive 2001/29 contient une liste d’exceptions et limitations au droit exclusif de « communication au public »., telles la caricature, la parodie ou le pastiche.

Or, « une partie significative des contenus mis en ligne par les utilisateurs sur les services de partage consiste en des utilisations, voire des réappropriations créatives, d’œuvres et d’autres objets protégés susceptibles d’être couvertes par ces exceptions et limitations » (point 146), bien que « [l]a ligne séparant une utilisation légitime de la contrefaçon peut s’avérer, dans différents cas, discutable » (point 146).

Afin de prévenir le risque de « sur-blocage », un régime de responsabilité tel que celui résultant des dispositions attaquées doit, selon AG Saugmandsgaard Øe, être accompagné de garanties suffisantes pour minimiser les risques pour la liberté d’expression et

« doit s’inscrire dans un cadre légal fixant des règles claires et précises régissant la portée et l’application des mesures de filtrage devant être mises en œuvre par les prestataires de services visés, de nature à assurer aux utilisateurs de ces services une protection efficace contre le blocage abusif ou arbitraire des informations qu’ils souhaitent mettre en ligne » (point 150).

Selon la requérante, les mesures de filtrage et de blocage prises par les fournisseurs de services de partage devraient être prises ex ante, sans déterminer préalablement si le contenu porte bien atteinte à un droit de propriété intellectuelle. L’utilisateur peut ensuite formuler une plainte en ligne s’il estime que le contenu partagé est légitime et celui-ci peut ensuite être remis en ligne si la plainte est estimée légitime.

Ce n’est pas l’interprétation du Parlement, du Conseil et de la Commission, pour qui le droit des utilisateurs des services de partage d’utiliser les légitimement objets protégés en vertu de l’article 17, paragraphe 7, de la directive 2019/790, « devrait être pris en compte ex ante par les fournisseurs de ces services, dans le processus même de filtrage », interprétation à laquelle se rallie AG Saugmandsgaard Øe.

La Commission a publié le 4 juin dernier ses orientations sur l’application de l’article 17 de la directive 2019/790 , qui indiquent , pour la première fois, que les titulaires de droits doivent pouvoir « réserver » (earmark) les objets dont la mise en ligne non autorisée est « susceptible de leur causer un préjudice économique significatif », à l’égard desquels les fournisseurs devraient faire preuve d’une diligence particulière. AG Saugmandsgaard Øe note que 

« [s]i cela doit être compris en ce sens que ces mêmes fournisseurs devraient bloquer ex ante des contenus sur simple allégation d’un risque de préjudice économique important par les titulaires de droits – les orientations ne contenant pas d’autre critère limitant objectivement le mécanisme de « réservation » à des cas particuliers  –, quand bien même ces contenus ne seraient pas manifestement contrefaisants, je ne peux pas y souscrire, sauf à revenir sur l’ensemble des considérations exposées dans ces conclusions. »

L’interdiction des obligations générales de surveillance (paragraphe 8)

Le paragraphe 8 de l’article 17 de la directive 2019/790 dispose que « l’application de [cet article] ne donne lieu à aucune obligation générale de surveillance ». Les prestataires intermédiaires ne sont pas compétents pour apprécier d’une manière autonome la légalité des informations mises en ligne sur leurs plateformes et ne « sauraient […] être transformés en arbitres de la légalité en ligne, chargés de trancher des questions juridiques complexes » (point 197). C’est pourquoi, selon AG Saugmandsgaard Øe, un prestataire intermédiaire ne doit être tenu de bloquer que les informations « dont l’illicéité a, au préalable, été établie par un juge ou, à défaut, des informations dont le caractère illicite s’impose d’emblée, c’est‑à‑dire manifestement, sans, notamment, qu’il soit nécessaire de les contextualiser » (point 198).

Il découle de l’arrêt Glawischnig-Piesczek qu’un prestataire intermédiaire ne peut être obligé de procéder, conformément à l’article 15 de la directive 2000/31, à un filtrage généralisé des informations qu’il stocke à la recherche de n’importe quelle contrefaçon, mais peut le contraindre à bloquer un contenu précis. Cette interprétation de l’article 15 de la directive 2000/31, est « transposable, mutatis-mutandis, à l’article 17, paragraphe 8, de la directive 2019/790 » (point 201).

Ainsi, l’article 17 de la directive 2019/790 garantit d’une manière suffisante le droit à la liberté d’expression et AG Saugmandsgaard Øe suggère à la CJUE de rejeter le recours de la Pologne.

Snowveillance Image is courtesy of Flickr User Alan Levine, Public Domain

Blendy Coffee Filter Image is courtesy of Flickr user Jonathan Lin under a CC BY-SA 2.0 license.

MarabouTintin ? De L’Exception de Parodie

L’artiste français Xavier Marabout a créé une série de peintures mettant en scène le personnage de bande dessinée Tintin dans l’univers du peintre américain Edward Hopper. Le site personnel de l’artiste explique que celui-ci « utilise le regard voyeuriste et attentiste du peintre américain pour imaginer une vie sentimentale et tumultueuse à Tintin ».

L’artiste a peint d’autres séries de « mashups », des œuvres créées en empruntant et combinant des éléments d’œuvres préexistantes, en particulier une série mêlant les personnages des dessins animés de Tex Avery et les œuvres de Pablo Picasso.

Cette entreprise n’a pas été du goût de la société de droit belge Moulinsart, chargée par la fille d’Hergé, le créateur de Tintin, d’exploiter l’œuvre du dessinateur, décédé en 1983, et dont sa fille est légataire universelle.

La société Moulinsart avait mis l’artiste en demeure en 2015 de retirer de la vente ses œuvres mettant en scène Tintin et l’avait sommé de lui rendre compte du nombre de ces œuvres, de leur prix de vente et de leur période de commercialisation, afin de pouvoir apprécier son préjudice. L’artiste n’avait pas donné suite, citant l’exception de parodie.

La société Moulinsart assigna alors l’artiste en 2017, au motif que ses œuvres mettant en scène Tintin contrevenaient au droit d’auteur patrimonial dont la société Moulinsart est titulaire et qu’elles portaient en outre atteinte au droit moral exercé par la fille d’Hergé, qui demandait à ce titre une somme symbolique d’un euro.

La société Moulinsart sollicita l’interdiction de reproduction, de représentation, d’adaptation et d’exploitation des personnages créés par Hergé, sous astreinte de 1.000 euros par infraction, et demanda en outre la destruction des toutes les œuvres sous astreinte.

Le caractère de Tintin est protégé par le droit d’auteur

Le tribunal judiciaire de Rennes souligna dans son jugement du 10 mai dernier (TJ Rennes, 10 mai 2021, n° 17/04478), que « les personnages illustrant les bandes-dessinées peuvent être regardés en eux-mêmes comme des œuvres protégées distinctes de l’œuvre originelle ».

Le défendeur a bien repris des éléments du personnage de Tintin, tel « le personnage de Tintin lutin, garçon roux au visage ovale, avec une houppette et porteur d’un pantalon de golfe »,  qui sont reproduits dans les mashups, mais les personnages « sont clairement attribués à l’œuvre d’Hergé » par le défendeur « et par tout public nécessairement baigné dans cet univers créé par Hergé ». Le tribunal rappela que Tintin est connu dans le monde entier, que les albums d’Hergé ont été vendus à 230 millions d’exemplaires, citant le magazine L’Express selon lequel Tintin est « aussi connu que Jésus Christ et les Beatles réunis». Le tribunal conclut que les personnages créés par Hergé sont originaux et protégés par le droit d’auteur.

Le caractère de Tintin créé par le défendeur est également protégé par le droit d’auteur

Bien qu’il soit suffisamment établi, selon le tribunal judiciaire, que le personnage créé par le défendeur est inspiré de l’œuvre d’Hergé, le défendeur a usé « de son propre génie créatif » pour faire de Tintin un homme adulte, distinct du Tintin créé par Hergé, et qui constitue « un personnage original en ce qu’il est rattaché à son auteur dont l’œuvre est caractérisée par la ligne claire ».

L’exception de parodie

Le défendeur ne contestait pas, du reste, s’être inspiré et avoir reproduit le personnage sans autorisation de la société Moulinsart, mais invoqua l’exception de parodie en défense.

L’article 5.3k de la Directive 2001/29 du 22 mai 2001 (Directive « Société de l’information ») donne aux États membres la faculté de prévoir des exceptions au droits d’auteur, dont la parodie. En France, l’article L.122-5, 4° du Code de la propriété intellectuelle dispose que l’auteur d’une œuvre ne peut interdire la parodie, le pastiche et la caricature, « compte tenu des lois du genre ».

Le tribunal judiciaire rappela que l’exception de parodie garantit la liberté d’expression des artistes, et que ce principe a valeur constitutionnelle. Le juge doit vérifier qu’il existe un juste équilibre entre la liberté d’expression de l’artiste et les droits de l’auteur dont les œuvres originales ont inspiré le parodiste.

La parodie doit permettre l’identification immédiate de l’œuvre parodiée

La Cour de Justice de l’Union Européenne avait défini, dans son arrêt Deckmyn c. Vandersteen, C-201/13, la parodie comme ayant :

« … pour caractéristiques essentielles, d’une part, d’évoquer une œuvre existante, tout en présentant des différences perceptibles par rapport à celle-ci, et, d’autre part, de constituer une manifestation d’humour ou une raillerie ».

Le pastiche se distingue de la caricature, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, en ce qu’« il est dans les lois du genre de [la caricature], qui se distingue en cela du pastiche, de permettre l’identification immédiate de l’œuvre parodiée » (Cass. Civ 1ère, 12 janvier 1988, 85-18.787).

La parodie doit permettre l’identification immédiate de l’œuvre parodiée. Selon le tribunal judiciaire, tel est « manifestement le cas en l’espèce en ce que les personnages se rattachant aux albums d’Hergé et reproduits dans les travaux [du défendeur] s’identifient sans peine ».

Le tribunal judiciaire nota que le défendeur signe ses œuvres, « de sorte que l’observateur même très moyennement attentif ne peut se méprendre lorsqu’il regarde un travail [du défendeur] sur l’auteur de la peinture ou de la reproduction de cette peinture ». Selon le tribunal, le premier regard du spectateur porte sur un ensemble évoquant l’œuvre d’Hopper, où apparait Tintin, ce qui établit « une distanciation suffisante » avec l’œuvre D’Hergé, qui « ne peut être considérée comme dominante ».

Le tribunal judiciaire souligne en outre que le support de l’œuvre parodique, un tableau acrylique, est différent de la bande dessinée. La composition des œuvres parodiques évoque certes l’œuvre d’Hergé, mais également celle d’Edward Hopper, qui est « assez différente de celle d’Hergé ».

En effet, le défendeur présente Tintin dans des situations où il n’avait pas été placé par Hergé : situations érotiques ou du moins amoureuses, assis hébété au bord d’une voie ferrée, le front ensanglanté, sans que ces représentations dénigrent ou avilissent l’œuvre d’Hergé, puisqu’elles n’ont pas de caractère pornographique. Les personnages ainsi pastichés « se trouvent dans des situations qui leurs sont habituellement inconnues et où ils apparaissent visiblement déplacés ».

Parodie et humour

La parodie a également un élément moral, l’humour ou la raillerie, et il faut pour cette exception soit établie que l’auteur de la parodie ait eu une intention humoristique.

Le tribunal judiciaire cite plusieurs articles de presse qui avait noté le caractère humoristique des œuvres parodique et

« cette intention humoristique est également ressentie par le tribunal qui constate que l’œuvre austère d’Hergé [est] réinterprétée dans un sens plus animé, plus vivant par l’inclusion de personnages (et de véhicules) notamment issus de l’œuvre d’Edward Hopper qui viennent y vivre une relation sans doute teintée d’affection et d’attirance sexuelle ».

Le tribunal note en outre que « l’incongruité de la situation au regard de la sobriété sinon la tristesse habituelle des œuvres d’Hervé » est humoristique, ainsi que l’inclusion de personnages féminins, alors que l’univers de Tintin n’en comporte que très peu, et toutes peu séduisantes, de la Castafiore à sa femme de chambre Irma.

Edward Hopper et non Hergé comme source d’inspiration

Le tribunal nota également que les titres des œuvres parodiques évoquent les tableaux d’Edward Hopper dont ils s’inspirent, tel Rupture à Cap Cop, qui évoque Cape Cod Evening, où Milou remplace le Border Collie, Tintin l’homme assis au seuil de sa maison typique de la Nouvelle Angleterre, et une jeune femme en tailleur bleu cintré remplace la femme entre deux âges qu’avait peint Hopper.

Le tribunal estima ainsi qu’il n’y avait aucun risque de confusion, et que la « première source d’inspiration [du défendeur] est celle du peintre américain. »

Il conclut que « l’inspiration artistique tient toujours compte des œuvres précédentes, avec parfois des imitations, des reproductions, lesquelles ne peuvent être interdites par principe, au cas d’espèce les citations sont claires, le risque de confusion est nul, l’exception de parodie est parfaitement recevable et fondée » et débouta les demandeurs de leurs demandes.

Dans une affaire similaire, à propos de courts romans formant la collection des « aventures de Saint-Tin et de son ami Lou », la Cour d’Appel de Paris avait confirmé en février 2011 une décision du TGI de Paris qui avait a accueilli l’exception de parodie et rejeté l’action en contrefaçon formée par la société Moulinsart et la fille d’Hergé (CA Paris, Pôle 5, 2ème ch., 18 février 2011).

La trame des romans était similaire à celle des albums de Tintin, mais uniquement en ce que Saint-Tin combattait le crime aux quatre coins du monde en compagnie de ses amis. Leurs prologues, épilogues et intrigues différaient des albums de Tintin et ainsi, « tout en se nourrissant de l’œuvre d’Hergé, [ces romans] sav[aient] s’en distancier suffisamment pour éviter tout risque de confusion, ne serait-ce que par la forme romanesque adoptée et les intrigues originales qu’ils décrivent ».

Les romans étaient parodiques puisque leurs titres (Le Crado pince fort, Le vol des 714 porcineys…) et ainsi  « le propos parodique [était] d’emblée perçu à la lecture du titre et à la vue des couverture, tous deux renseignant immédiatement sur la volonté des auteurs de travestir et de détourner les images avec le dessein de faire rire », d’autant plus que les romans recouraient à de nombreux calembours et jeux de mots.

Voir également ce billet écrit sur ce blog en 2013 sur un autre cas encore d’une parodie de Tintin.

Image is courtesy of Flickr user Judith Doyle under a CC BY-ND 2.0 license.

Le Conseil d’État rappelle que les opinions qui choquent sont protégées par la liberté d’expression

Le 2 février 2017, au cours de sa chronique sur RTL Matin, On n’est pas forcément d’accord, Éric Zemmour avait tenu des propos qui avaient attiré l’attention du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA).

L’animateur avait salué la nomination par Donald Trump de Neil Gorsuch à la Cour Suprême des États-Unis et avait argumenté que le nouveau juge allait mettre fin à la pratique de la Cour suprême de « tordre le texte de la Constitution américaine pour lui faire dire ce qu’elle ne disait pas ». Zemmour reprochait à la Cour suprême d’avoir « imposé leur idéologie progressiste au peuple américain (…),  ce putsch judiciaire (…) qui s’appelle non-discrimination ».

L’animateur avait continué en reprochant à la Cour européenne des droits de l’homme, au Conseil constitutionnel et au Conseil d’État d’avoir « fait exactement la même chose que la Cour suprême. Le même putsch judiciaire, le même fétichisme de la non-discrimination, la même déclaration des droits de l’homme tordue dans tous les sens».

RTL est une radio privée et doit par conséquent passer une convention avec le CSA, au nom de l’État, en vertu de l’article 28 de la loi du 30 septembre 1986.

L’article 42 de la loi du 30 septembre 1986 donne en outre au CSA le pouvoir de mettre en demeure « les éditeurs et distributeurs de services de communication audiovisuelle de respecter les obligations qui leur sont imposées par les textes législatifs et réglementaires et par les principes définis aux articles 1er et 3-1 ».

L’assemblée plénière du CSA avait rendu une décision le 14 juin 2017, qui avait mis en demeure RTL radio de respecter les stipulations de la convention passée avec le CSA.

Le CSA, selon les termes de son communiqué, considéra

« que la gravité et le caractère provocateur des propos tenus par le chroniqueur, qui constituent un éloge de la discrimination et la critique de toutes les institutions judiciaires qui contribuent à lutter contre celles-ci, alors que ces propos n’ont fait l’objet d’aucune contradiction ni mise en perspective à l’antenne, constituaient un manquement caractérisé aux stipulations de la convention de RTL. Celles-ci précisent en effet que l’éditeur doit en effet veiller à promouvoir les valeurs d’intégration et de solidarité qui sont celles de la République et contribuer aux actions en faveur de la cohésion sociale et à la lutte contre les discriminations. »

RTL demanda au Conseil d’État d’annuler la décision pour excès de pouvoir, et, par une décision du 15 octobre 2018, le Conseil d’État annula la décision du CSA.

Le Conseil d’État cita tout d’abord l’article 1er de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, selon lequel :

« La communication au public par voie électronique est libre. L’exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise, d’une part, par le respect de la dignité de la personne humaine, de la liberté et de la propriété d’autrui, du caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion et, d’autre part, par la protection de l’enfance et de l’adolescence, par la sauvegarde de l’ordre public, par les besoins de la défense nationale, par les exigences de service public, par les contraintes techniques inhérentes aux moyens de communication, ainsi que par la nécessité, pour les services audiovisuels, de développer la production audiovisuelle ».

Le CSA avait considéré que la radio s’était bien engagée par la convention conclue le 2 octobre 2012 entre CLT-UFA, la société éditrice de RTL, et le CSA, de « veiller à promouvoir les valeurs d’intégration et de solidarité qui sont celles de la République (…) [et à contribuer] aux actions en faveur de la cohésion sociale et à la lutte contre les discriminations ».

Mais, pour le Conseil d’État, si le principe d’égalité devant la loi interdit bien les discriminations, et si la radio s’était bien engagée par convention à promouvoir ces valeurs républicaines et à contribuer à la lutte contre la discrimination, il n’en demeure pas moins que ces obligations doivent « se combiner avec le principe de la liberté de communication des pensées et des opinons » qui est consacré et protégé par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, à valeur constitutionnelle, et qui est rappelé par l’article 1er de la loi du 30 septembre 1986.

Le Conseil d’État rappela enfin que Zemmour s’était exprimé durant une émission de trois minutes, qui invite des chroniqueurs aux opinions diverses et  dont le titre même « On n’est pas forcément d’accord », « invite les auditeurs à ne la recevoir qu’en tenant compte de son caractère polémique ».

Cette décision du Conseil d’État n’est pas surprenante puisque la liberté d’expression doit, selon les termes de la Cour européenne des droits de l’homme, protéger les informations et les opinions « qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population » (CEDH, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976).

Vers un Fair Use à la Française ? La Cour de Cassation Va Au-Delà de l’Exception de Parodie

A. Malka est photographe de mode. Trois de ses photographies, représentant le visage maquillé d’une jeune femme, avaient été publiées en décembre 2005 dans un magazine italien. L’artiste Peter K. les reproduisit sans autorisation dans plusieurs de ses œuvres, telle que Blue Face/Red Machine/High Voltage. Les photographies avaient été colorisées en bleu et inclues dans des compositions d’éléments industriels et urbains, tels des panneaux de signalisation et des manettes, selon un thème exploré par l’artiste depuis plus de quarante ans.2929744935_65f38ceff7_z

A. Malka assigna Peter K. en contrefaçon de droit d’auteur, mais le Tribunal de Grande Instance de Paris déclara sa demande irrecevable parce que les photographies ne portaient pas suffisamment l’empreinte de sa personnalité pour pouvoir être protégées par le droit d’auteur et qu’en outre Peter. K. pouvait invoquer l’exception de parodie.

A. Malka fit appel, et la Cour d’appel de Paris (18 septembre 2013, n° 12/02480) condamna Peter K. à 50.000 euros de dommages et intérêts pour atteinte au droit patrimonial et au droit moral d’A. Malka sur ses œuvres. Celui-ci se pourvut en cassation. Le 15 mai dernier, la première Chambre civile de la Cour de cassation cassa l’arrêt de la Cour d’appel de Paris.

Protection des photographies de mode par le droit d’auteur

La Cour d’appel de Paris avait jugé que les photographies d’A. Malka étaient bien protégées par le droit d’auteur. Elles traduisaient « un réel parti pris esthétique empreint de la personnalité de leur auteur » car le photographe avait opéré des choix tels que la mise en évidence de manière excessive de touches de couleur vives contrastant avec un visage très pâle et avait choisi des angles de vue originaux. Peter K. avait argumenté en vain en appel que ces photographies n’étaient pas originales et qu’elles n’étaient que l’expression d’un genre photographique, le « genre glamour ». Il avait repris cet argument en cassation sans plus de succès. La Cour de cassation reconnut bien que les photographies de mode étaient des œuvres protégées par le droit d’auteur.

Liberté d’expression et droit d’auteur

La Cour de cassation cassa néanmoins l’arrêt de la Cour d’appel de Paris, au visa de l’article 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDH) qui protège le droit à la liberté d’expression. Selon la Cour de cassation, il doit exister un « juste équilibre » entre « la liberté d’expression artistique » de Peter K. et les droits patrimoniaux et moral d’A. Malka.

Pour la Cour d’appel de Paris, si Peter K. était bien

« un artiste connu pour transformer des images comme symboles du goût d’une société pour le confronter à d’autres images qu’elle ne voudrait pas voir, les utilisations litigieuses ne suffisent pas à caractériser l’existence d’une démarche artistique relevant de la parodie alors que Peter K. en fait conservé les représentations du visage du mannequin dans une pose inchangée, sans la priver de l’impact attirant voulu par son auteur, les confrontant seulement à d’autres représentations décalées, généralement d’objets, permettant de s’interroger sur la pertinence de l’attraction induite par l’œuvre première. »

La Cour d’appel avait jugé que puisque les œuvres de Peter K. n’étaient pas la parodie des photographies d’A. Malka, leur utilisation sans autorisation n’était par conséquent pas autorisée par l’exception de parodie, ni, d’ailleurs, par celle de courte citation prévu par l’article L 122-5 2° a) du Code de la propriété intellectuelle, car« les photographies utilisées occupent une place non négligeable dans les œuvres litigieuses ». Pour la Cour d’appel, le fait que Peter K. n’ait pas repris tous les éléments de la photographie originale, par exemple, en ne reproduisant pas la chevelure de la jeune femme photographiée par A. Malka, ne faisait pas de son utilisation des photographies une citation, car il demeurait « la représentation très caractéristique du visage tel que photographié ».

Mais pour la Cour de cassation, c’est à tort que la Cour d’appel avait retenu « que les droits sur des œuvres arguées de contrefaçon ne sauraient, faute d’intérêt supérieur, l’emporter sur ceux des œuvres dont celles-ci sont dérivées, sauf à méconnaître le droit à la protection des droits d’autrui en matière de création artistique » et elle avait ainsi privé de base légale sa décision au regard de l’article 10 § 2.

Cet arrêt de la première Chambre civile est particulièrement intéressant parce qu’il est rendu au visa de l’article 10 § 2 de la CESDH et non celui de l’article L 122-5 4° du Code de la propriété intellectuelle qui autorise l’utilisation d’une œuvre protégée à des fins de parodie, pastiche ou caricature, «  compte tenu des lois du genre ». Le champ d’application de l’article 10 § 2 est bien plus étendu que celui de l’article L 122-5 4°, puisqu’il ne se limite pas à l’autorisation de trois genres, parodie, caricature et pastiche, bridés de surcroit par leurs « lois du genre  », un concept des plus vagues par ailleurs. En effet, l’article 10 § 1 proclame le droit de toute personne à la liberté d’expression, dont l’exercice peut néanmoins être soumis, selon l’article 10 § 2, « à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi [si elles ] constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à (…) la protection (…) des droits d’autrui ». On le voit, il s’agit pour les juges de trouver un juste équilibre entre droit d’expression et droits d’autrui, tel un droit de propriété intellectuelle.

Cet arrêt signale peut-être l’ouverture de la Cour de cassation à un fair use à la française par le biais de la CESDH. Ce serait heureux, car nombreux sont les artistes qui utilisent des œuvres  protégées afin de créer des œuvres nouvelles, depuis Marcel Duchamp qui inventa l’art de l’appropriation. C’est bien le cas de Peter K., qui fait partie du mouvement de la Figuration Narrative. Il avait expliqué devant la Cour d’appel avoir choisi les photographies d’A. Malka car elles étaient, selon lui, un symbole de la publicité et de la surconsommation. Son intention était de modifier ces images publicitaires afin de les détourner de leur fonction première de photographie de mode et de provoquer une réflexion.

L’affaire a été renvoyée devant la Cour d’appel de Versailles. C’est désormais à cette cour de à trouver le « juste équilibre » entre le droit d’auteur d’A. Malka et le droit de Peter K. à s’exprimer par ses œuvres. Si le droit de Peter K. à s’exprimer est jugé supérieur à celui, patrimonial et moral d’A. Malka, la Cour d’appel jugera qu’il n’y a pas contrefaçon. Si, au contraire, le droit moral et les droits patrimoniaux seront jugés supérieurs au droit à la liberté d’expression, il y aura contrefaçon. La Cour de cassation n’a donné aucun vademecum à la Cour d’appel, et c’est pourquoi la lecture des justifications de la décision de la Cour d’appel de Versailles ne manquera pas d’être d’un grand intérêt.

Image courtesy of Flickr user trialsanderrors under a CC BY 2.0 license.

 

CEDH : Violation par la France de la Liberté d’Expression d’un Avocat

La Grande Chambre de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a rendu le 23 avril 2015 un arrêt, Morice c. France, où elle condamne la France pour violation de l’article 10 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CESDH) en raison de sa condamnation pour diffamation d’un avocat qui s’était exprimé dans la presse dans le cadre de l’affaire très médiatisée du Juge Borel.

avocat

Le juge Bernard Borrel avait été retrouvé mort en octobre 1995 à Djibouti, où il avait été détaché par le gouvernement français en tant que conseiller technique auprès du ministre de la Justice. La gendarmerie de Djibouti avait conclu au suicide, mais la veuve du juge Borel contesta cette thèse et déposa plainte contre X pour assassinat. Elle désigna le requérant, l’avocat Olivier Morice, pour la représenter. Les juges M. et L.L. furent désignés comme juges d’instruction.

Les juges M. et L.L. refusèrent en mars 2000 de procéder à un transport sur les lieux en présence de la partie civile. Cette ordonnance fut infirmée en juin 2007 par la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris, qui, en outre, dessaisit les deux juges d’instruction du dossier. Le juge P. fut mis en charge de l’instruction. Le procureur de la République de Paris prit avantage de l’article 11, alinéa 3, du code de procédure pénale, qui permet de rendre public certains éléments de la procédure « afin d’éviter la propagation d’informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l’ordre public», et il déclara en juin 2007 que les éléments recueillis privilégiaient désormais la piste de l’assassinat. Cette procédure est toujours en cours.

Une cassette vidéo de la descente sur les lieux des juges M. et L.L., effectuée quelques jours avant leur refus de procéder à une nouvelle descente en présence de la partie civile, ne fut pas versée au dossier, mais  la juge M. la remit au juge P., sur sa demande. La cassette se trouvait dans une enveloppe qui contenait également un message amical du procureur de la République de Djibouti, qui écrivait avoir pu constater en regardant une émission télévisée « combien Madame Borrel et ses avocats sont décidés à continuer leur entreprise de manipulation».

Les deux avocats ainsi mis en case, dont le requérant, envoyèrent une lettre à la Garde des Sceaux, où ils demandaient l’ouverture d’une enquête d’inspection générale des services judiciaires. Cette lettre fut reprise dans Le Monde du 8 septembre 2000, accompagnée de critiques véhémentes du requérant envers la juge M, selon lesquelles le retard de transmission de la cassette au dossier et le message démontraient la « connivence » entre les juges d’instruction et le procureur de Djibouti. Les juges M. et L.L. portèrent plainte en octobre 2000 pour diffamation publique envers un fonctionnaire public contre le directeur de publication de Le Monde, l’auteur de l’article, et le requérant.

Une longue procédure s’engagea. La cour d’appel de Rouen jugea ces propos diffamatoires car, excessifs, ils avaient dépassé le droit de critique. Le requérant se pourvu en cassation, invoquant comme moyens l’article 10 de la CESDH et l’immunité de l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, mais la Cour rejeta le pourvoi le 10 novembre 2009. Me Morice saisit la CEDH en mai 2010, allégeant une atteinte au principe d’impartialité prévu par l’article 6 § 1 de la CESDH et de son article 10 garantissant la liberté d’expression. Je ne traiterai dans ce billet que de la violation de l’article 10.

Le 11 juin 2013, la Cour Européenne des Droits de l’Homme ne trouva aucune violation de l’article 10. L’affaire fut alors portée devant la Grande Chambre à la demande du requérant.

Liberté de la parole de l’avocat hors du tribunal

La CEDH avait conclu en 2013 que le requérant ne s’était pas limité à des déclarations factuelles, mais qu’il avait énoncé un jugement de valeur qui mettait en cause l’impartialité et la loyauté du juge M. La Grande Chambre rappela que « la liberté d’expression vaut aussi pour les avocats… [qui] ont ainsi notamment le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, même si leur critique ne saurait franchir certaines limites» (§ 134). Pour la CEDH, « [l]a question de la liberté d’expression est liée à l’indépendance de la profession d’avocat, cruciale pour un fonctionnement effectif de l’administration équitable de la justice » (§135). La Grande Chambre distingua la parole d’un magistrat, « qui engage non seulement celui qui s’exprime mais aussi, à travers lui, toute l’institution de la justice » En revanche, l’avocat ne parle qu’en son nom et au nom de ses clients (§168).

Le Conseil des Barreaux Européens (CCBE) qui avait adressé ses observations à la Grande Chambre, nota « que lorsqu’une affaire est médiatisée, et de surcroit au regard de la raison d’État, les droits de la défense ne peuvent parfois être utilement sauvegardés que par une communication publique, même empreinte d’une certaine vivacité » (§117). Le CCBE avait souligné que, si l’affaire est médiatisée, l’avocat ne peut parfois préserver les droits de la défense que par une communication publique, et, qu’ « à ce titre, sa liberté de parole et d’expression [doit] être équivalente à celle des journalistes » (§117). Mais, pour la Grande Chambre, « l’avocat ne saurait être assimilée à un journaliste  (…) [parce que]  leurs places et leurs missions respectives dans le débat judiciaire sont intrinsèquement différentes » (§148). Pour la Cour, le requérant n’avait pas participé à sa mission de défendre les intérêts de sa cliente par ses déclarations dans la presse puisqu’elles mettaient en cause des juges d’instructions qui avaient été écartés de la procédure (§149).

L’article 10 de la CESDH

L’alinéa 2 de l’article 10 de la CESDH autorise certaines limites à la liberté d’expression si celles-ci sont des mesures nécessaires dans une société démocratique à la garantie de l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, et si elles sont prévues par la loi. Selon la jurisprudence de la CEDH, l’adjectif « nécessaire » au sens de l’article 10 § 2 implique un « besoin social impérieux » (Animal Defenders International c. Royaume Uni, § 100, 2013, cité par la Grande Chambre §124).

En l’espèce, l’ingérence était bien prévue par la loi sur la liberté de la presse, et elle poursuivait le but légitime de la protection de la réputation et des droits d’autrui. Il demeurait pour la Grande Chambre de vérifier que cette ingérence était bien nécessaire dans une société démocratique.  La CEDH distingua déclarations de fait et jugements de valeur. Si les faits peuvent se prouver, on ne saurait en revanche demander à l’auteur de jugements de valeur de les prouver sans porter atteinte à la liberté d’opinion. Pourtant, « la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux » (§126).

La Grande Chambre fut d’avis que la base factuelle des propos du requérant était suffisante, en raison notamment de la transmission tardive de la cassette vidéo et de la carte qui l’accompagnait. Pour la Cour, « les expressions utilisées par le requérant présentaient un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce (…) [et] les propos ne pouvaient passer pour trompeurs  ou comme une attaque gratuite » (§161). En outre, les propos du requérant ne pouvaient être réduits à l’expression d’une animosité personnelle envers la juge M. (§166) et ils « n’étaient pas de nature à perturber la sérénité des débats judiciaires » (§169).

Pour la Grande Chambre, les propos reprochés au requérant étaient certes des critiques envers les juges M. et L.L., mais ils avaient été exprimés « dans le cadre d’un débat d’intérêt général relatif au fonctionnement  de la justice et dans le contexte d’une affaire au retentissement médiatique important depuis l’origine » (§174). Elle conclut que la condamnation du requérant pour complicité de diffamation était une ingérence disproportionnées dans son droit à la liberté d’expression et n’était  pas nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 10 de la CESDH.

Juge des Référés Ordonne le Retrait des ‘Sarkoleaks’ du Site Atlantico

Le juge des référés du Tribunal de Grande Instance de Paris a ordonné le 14 mars 2014 le retrait des enregistrements publiés sur le site Atlantico.

En février dernier, l’hebdomadaire Le Point avait fait état de l’existence d’enregistrements clandestins de propos tenus en février 2011 par Nicolas Sarkozy, effectués par son ancien conseiller Patrick Buisson. Ce dernier avait alors nié leur existence. Le 5 mars, Atlantico publia des extraits d’un tel enregistrement. Le 7 mars, Nicolas Sarkozy assigna en référé Patrick Buisson, la SAS Talmont Média, éditeur d’Atlantico et Jean-Sébastien Ferjou, son directeur de publication.

Atteinte à la vie privée

Nicolas Sarkozy avait invoqué l’article 226-1 du Code pénal, qui punit d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait d’enregistrer à l’aide d’un procédé quelconque des paroles privées ou confidentielles sans le consentement de leur auteur, en ayant la volonté de porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui.

L’ancien Président avait également invoqué l’article  226-2 du Code pénal, qui punit des mêmes peines que l’article 226-1 « le fait de conserver, porter ou laisser porter à la connaissance du public ou d’un tiers ou d’utiliser de quelque manière que ce soit tout enregistrement ou document obtenu à l’aide de l’un des actes prévus par l’article 226-1. »

Lorsque ce délit est commis par la voie de presse écrite ou audiovisuelle, les dispositions particulières du droit de la presse s’appliquent pour déterminer les personnes responsables. C’est pourquoi l’éditeur et le directeur de publication d’Atlantico étaient défendeurs.

Patrick Buisson avait contesté le caractère volontaire de ces enregistrements, argumentant que son dictaphone s’était déclenché de manière automatique. En outre, il soutenait que les propos enregistrés étaient strictement professionnels. Talmont Media et Jean-Sébastien Ferjou argumentaient que l’article 226-1 était inapplicable en l’espèce car les propos incriminés ne portaient pas atteinte à la vie privée de Nicolas Sarkozy.

Ces arguments ne convainquirent pas le juge des référés, qui souligna que le dictaphone était dissimulé à la vue de tous. En outre, il n’était pas nécessaire selon lui de considérer si les enregistrements effectués par Patrick Buisson étaient ou non attentatoires à l’intimité de la vie privée puisque les paroles enregistrées avaient été prononcées à titre privé ou confidentiel.

Le délicat équilibre entre la protection de la vie privée et la liberté d’expression

Nicolas Sarkozy avait invoqué l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme protégeant la vie privée, mais Talmont Media et Jean-Sébastien Ferjou argumentèrent que retirer les enregistrements du site serait contraire à l’article 10 de la même Convention qui protège la liberté d’expression. Ils argumentaient également que l’information publiée relevait d’une question d’intérêt général.

Le juge des référés ne fut pas convaincu que les enregistrements soient d’un tel intérêt que leur publication pourrait se justifier car, selon lui, Patrick Buisson ne contestait plus à la date de leur publication l’existence des ces enregistrements.

Mais l’intérêt général n’était pas de prouver ou non l’existence de ces enregistrements, mais bien d’informer le public de la manière dont le gouvernement menait alors les affaires de l’État. Le juge des référés a pourtant fait pencher la balance en faveur de la protection de la vie privée, en soulignant que la protection de la vie privée par l’article 8 «peut justifier une restriction de la liberté d’expression en application de l’article 10 §2 de la Convention. »

Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la liberté d’expression est l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Elle est certes assortie d’exceptions, mais celles-ci doivent être interprétées d’une manière étroite, et cette restriction doit se trouver établie de manière convaincante. La presse « ne doit pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de préserver la « sécurité nationale » ou de « garantir l’autorité du pouvoir judiciaire », [mais] il lui incombe néanmoins de communiquer des informations et des idées sur des questions d’intérêt public. (…) S’il en était autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » » (CEDH 26 nov. 1991, Observer et Guardian c. Royaume-Uni, § 59)

L’article 10-2 de la Convention européenne des droits de l’homme permet certes que la  liberté d’expression soit soumise «  à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

Mais selon la Cour européenne des droits de l’homme l’adjectif « nécessaire« , au sens de l’article 10-2 de la Convention, implique un « besoin social impérieux« . Les États contractants disposent d’une marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais la Cour européenne a le droit de  contrôler à la fois la loi nationale et les décisions qui l’appliquent, même si elles émanent d’une juridiction indépendante, et la Cour européenne est compétente en dernier lieu pour décider si une restriction est bien compatible  avec la liberté d’expression protégée par l’article 10.

Y-a-t-il un « besoin social impérieux »à retirer les enregistrements du site, alors même que certains des propos tenus portent sur la chose publique ? Atlantico a depuis retiré les enregistrements de son site, ainsi que leur retranscription, et a indiqué qu’il a relevé appel du jugement.

Les Comptes Twitter Parodiques et l’Usurpation d’Identité Numérique

Une proposition de loi « visant à aggraver la sanction pénale applicable à l’usurpation d’identité commise par le biais de réseaux de communication électronique » a été introduite le 24 juillet par le député de l’opposition Marc Le Fur.

 Selon l’article unique de cette proposition de loi, le second alinéa de l’article 226-4-1 du code pénal serait modifié afin que l’usurpation d’identité commise par le biais d’un réseau de communication électronique soit punie de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende

Rappelons que l’infraction d’usurpation d’identité numérique a été créée par la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure  du 14 mars 2011.

Selon l’article 226-4-1 du Code pénal :

« Le fait d’usurper l’identité d’un tiers ou de faire usage d’une ou plusieurs données de toute nature permettant de l’identifier en vue de troubler sa tranquillité ou celle d’autrui, ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération, est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. »

Lutter contre la cybercriminalité et le cyberbullying est nécessaire, et il est certain que l’identité d’une personne puisse être usurpée sur le web à des fins malveillantes. Mais cette définition peut englober les comptes parodiques qui fleurissent sur Twitter, au risque de la protection de la liberté d’expression.

Le site de micro blogging n’interdit pas les comptes parodiques. Au contraire, selon ses conditions d’utilisation, il « offre une plateforme pour que ses utilisateurs puissent partager et recevoir un grand nombre d’idées et de contenus, d’une grande diversité. Nous apprécions et respectons énormément l’expression de nos utilisateurs. En vertu des ces principes, nous ne surveillons pas activement le contenu des utilisateurs, et nous ne modifierons ou supprimerons pas le contenu d’utilisateurs sauf en cas de violations de nos Conditions. »

Une personne parodiée pourrait-elle invoquer l’article 226-4-1 afin de faire cesser la publication du compte parodique et de condamner son auteur à des peines criminelles ?

Identité et Parodie

L’article 226-4-1 définit largement l’identité numérique comme « une ou plusieurs données de toute nature permettant [d’identifier une personne]. Selon le rapporteur de la proposition de loi de 2011, l‘identité’ recouvre « tous les identifiants électroniques de la personne, (…) son nom, mais aussi son surnom ou son pseudonyme utilisé sur Internet » (Rapp. AN. no 2271, 1ere lecture, 27 janv. 2010 p.112)

L’identité  d’un utilisateur de Twitter se compose d’un nom de compte précédé d’un arobase (@nom), du nom de compte qui peut être le même que le @nom et d’un avatar. L’avatar proposé par Twitter est un simple œuf, mais l’usager peut mettre en ligne l’avatar de son choix. Dans le cas d’un compte parodique, l’avatar représente souvent la personne parodiée.

Prenons comme exemple un compte parodique célèbre chez nos voisins d’outre Manche. Selon The Sunday Times, Pippa Middleton aurait récemment consulté un cabinet d’avocat afin d’évaluer la possibilité de demander à la justice britannique de suspendre un compte parodique, @Pippatips.

Le nom du compte est @Pippatips. Il utilise le prénom de Pippa Middleton, et fait de plus allusion au livre de conseils (tips) publié par celle-ci l’an dernier, Celebrate. Le nom d’utilisateur est ‘Pippa Middleton Tips’, le nom complet de la personne parodiée et annonce que le compte Twitter donnera des conseils, comme dans le livre Celebrate.

 L’avatar du compte est une photographie de Pippa Middleton habillée de jaune, l’air songeur, qui semble prise dans les tribunes d’un stade (Wimbledon ?). Miss Middleton est facilement reconnaissable, du moins pour les personnes qui suivent l’actualité heureuse de près. Nul doute que les créateurs du compte parodique utilisent  l’identité numérique de Pippa Middleton. Mais l’usurpent-ils ?

Ursurpation d’Identité Numérique ou Parodie ?

Pour prouver l’usurpation de cette identité numérique, il faudrait en outre que l’élément moral de l’infraction soit prouvé, c’est-à-dire, dans le cas de l’article 226-4-1, le fait de vouloir troubler la tranquilité d’une personne, celle dont l’identité est usurpée ou bien celle d’un tiers, ou bien de porter atteinte à l’honneur de cette personne, c’est-à-dire de la diffamer.

L’infraction est effectivement similaire au délit de diffamation (atteinte à l’honneur), mais son champ d’application est plus large puisque même une simple atteinte à la tranquillité satisfait l’élément moral de l’infraction. Un bien vaste concept, sans définition précise, et qui n’est d’ailleurs utilisé en jurisprudence que pour les troubles de voisinage, qui constituent un préjudice patrimonial, alors que l’atteinte à l’honneur est une atteinte au droit de la personnalité, un préjudice extra-patrimonial.

L’article 226-4-1 du Code pénal ne prévoit aucune exception parodique, et cela peut permettre à la personne physique ou la personne morale parodiée d’invoquer un trouble à sa tranquillité afin de tenter de condamner un parodiste au détriment de la liberté d’expression, d’autant plus que le concept d’atteinte à la tranquillité est des plus flous.

La proposition de loi présentée par Mr. Le Fur exacerberait encore plus le risque d’un ‘effet refroidissant’ (chilling effect) pour la liberté d’expression sur le web en doublant les peines pénales prévues en cas d’usurpation d’identité numérique. Il aurait été de bon aloi d’ajouter à cette proposition de loi un paragraphe consacré à l’exception de parodie.