Le Conseil d’État rappelle que les opinions qui choquent sont protégées par la liberté d’expression

Le 2 février 2017, au cours de sa chronique sur RTL Matin, On n’est pas forcément d’accord, Éric Zemmour avait tenu des propos qui avaient attiré l’attention du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA).

L’animateur avait salué la nomination par Donald Trump de Neil Gorsuch à la Cour Suprême des États-Unis et avait argumenté que le nouveau juge allait mettre fin à la pratique de la Cour suprême de « tordre le texte de la Constitution américaine pour lui faire dire ce qu’elle ne disait pas ». Zemmour reprochait à la Cour suprême d’avoir « imposé leur idéologie progressiste au peuple américain (…),  ce putsch judiciaire (…) qui s’appelle non-discrimination ».

L’animateur avait continué en reprochant à la Cour européenne des droits de l’homme, au Conseil constitutionnel et au Conseil d’État d’avoir « fait exactement la même chose que la Cour suprême. Le même putsch judiciaire, le même fétichisme de la non-discrimination, la même déclaration des droits de l’homme tordue dans tous les sens».

RTL est une radio privée et doit par conséquent passer une convention avec le CSA, au nom de l’État, en vertu de l’article 28 de la loi du 30 septembre 1986.

L’article 42 de la loi du 30 septembre 1986 donne en outre au CSA le pouvoir de mettre en demeure « les éditeurs et distributeurs de services de communication audiovisuelle de respecter les obligations qui leur sont imposées par les textes législatifs et réglementaires et par les principes définis aux articles 1er et 3-1 ».

L’assemblée plénière du CSA avait rendu une décision le 14 juin 2017, qui avait mis en demeure RTL radio de respecter les stipulations de la convention passée avec le CSA.

Le CSA, selon les termes de son communiqué, considéra

« que la gravité et le caractère provocateur des propos tenus par le chroniqueur, qui constituent un éloge de la discrimination et la critique de toutes les institutions judiciaires qui contribuent à lutter contre celles-ci, alors que ces propos n’ont fait l’objet d’aucune contradiction ni mise en perspective à l’antenne, constituaient un manquement caractérisé aux stipulations de la convention de RTL. Celles-ci précisent en effet que l’éditeur doit en effet veiller à promouvoir les valeurs d’intégration et de solidarité qui sont celles de la République et contribuer aux actions en faveur de la cohésion sociale et à la lutte contre les discriminations. »

RTL demanda au Conseil d’État d’annuler la décision pour excès de pouvoir, et, par une décision du 15 octobre 2018, le Conseil d’État annula la décision du CSA.

Le Conseil d’État cita tout d’abord l’article 1er de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, selon lequel :

« La communication au public par voie électronique est libre. L’exercice de cette liberté ne peut être limité que dans la mesure requise, d’une part, par le respect de la dignité de la personne humaine, de la liberté et de la propriété d’autrui, du caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion et, d’autre part, par la protection de l’enfance et de l’adolescence, par la sauvegarde de l’ordre public, par les besoins de la défense nationale, par les exigences de service public, par les contraintes techniques inhérentes aux moyens de communication, ainsi que par la nécessité, pour les services audiovisuels, de développer la production audiovisuelle ».

Le CSA avait considéré que la radio s’était bien engagée par la convention conclue le 2 octobre 2012 entre CLT-UFA, la société éditrice de RTL, et le CSA, de « veiller à promouvoir les valeurs d’intégration et de solidarité qui sont celles de la République (…) [et à contribuer] aux actions en faveur de la cohésion sociale et à la lutte contre les discriminations ».

Mais, pour le Conseil d’État, si le principe d’égalité devant la loi interdit bien les discriminations, et si la radio s’était bien engagée par convention à promouvoir ces valeurs républicaines et à contribuer à la lutte contre la discrimination, il n’en demeure pas moins que ces obligations doivent « se combiner avec le principe de la liberté de communication des pensées et des opinons » qui est consacré et protégé par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, à valeur constitutionnelle, et qui est rappelé par l’article 1er de la loi du 30 septembre 1986.

Le Conseil d’État rappela enfin que Zemmour s’était exprimé durant une émission de trois minutes, qui invite des chroniqueurs aux opinions diverses et  dont le titre même « On n’est pas forcément d’accord », « invite les auditeurs à ne la recevoir qu’en tenant compte de son caractère polémique ».

Cette décision du Conseil d’État n’est pas surprenante puisque la liberté d’expression doit, selon les termes de la Cour européenne des droits de l’homme, protéger les informations et les opinions « qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population » (CEDH, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976).

Vers un Fair Use à la Française ? La Cour de Cassation Va Au-Delà de l’Exception de Parodie

A. Malka est photographe de mode. Trois de ses photographies, représentant le visage maquillé d’une jeune femme, avaient été publiées en décembre 2005 dans un magazine italien. L’artiste Peter K. les reproduisit sans autorisation dans plusieurs de ses œuvres, telle que Blue Face/Red Machine/High Voltage. Les photographies avaient été colorisées en bleu et inclues dans des compositions d’éléments industriels et urbains, tels des panneaux de signalisation et des manettes, selon un thème exploré par l’artiste depuis plus de quarante ans.2929744935_65f38ceff7_z

A. Malka assigna Peter K. en contrefaçon de droit d’auteur, mais le Tribunal de Grande Instance de Paris déclara sa demande irrecevable parce que les photographies ne portaient pas suffisamment l’empreinte de sa personnalité pour pouvoir être protégées par le droit d’auteur et qu’en outre Peter. K. pouvait invoquer l’exception de parodie.

A. Malka fit appel, et la Cour d’appel de Paris (18 septembre 2013, n° 12/02480) condamna Peter K. à 50.000 euros de dommages et intérêts pour atteinte au droit patrimonial et au droit moral d’A. Malka sur ses œuvres. Celui-ci se pourvut en cassation. Le 15 mai dernier, la première Chambre civile de la Cour de cassation cassa l’arrêt de la Cour d’appel de Paris.

Protection des photographies de mode par le droit d’auteur

La Cour d’appel de Paris avait jugé que les photographies d’A. Malka étaient bien protégées par le droit d’auteur. Elles traduisaient « un réel parti pris esthétique empreint de la personnalité de leur auteur » car le photographe avait opéré des choix tels que la mise en évidence de manière excessive de touches de couleur vives contrastant avec un visage très pâle et avait choisi des angles de vue originaux. Peter K. avait argumenté en vain en appel que ces photographies n’étaient pas originales et qu’elles n’étaient que l’expression d’un genre photographique, le « genre glamour ». Il avait repris cet argument en cassation sans plus de succès. La Cour de cassation reconnut bien que les photographies de mode étaient des œuvres protégées par le droit d’auteur.

Liberté d’expression et droit d’auteur

La Cour de cassation cassa néanmoins l’arrêt de la Cour d’appel de Paris, au visa de l’article 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDH) qui protège le droit à la liberté d’expression. Selon la Cour de cassation, il doit exister un « juste équilibre » entre « la liberté d’expression artistique » de Peter K. et les droits patrimoniaux et moral d’A. Malka.

Pour la Cour d’appel de Paris, si Peter K. était bien

« un artiste connu pour transformer des images comme symboles du goût d’une société pour le confronter à d’autres images qu’elle ne voudrait pas voir, les utilisations litigieuses ne suffisent pas à caractériser l’existence d’une démarche artistique relevant de la parodie alors que Peter K. en fait conservé les représentations du visage du mannequin dans une pose inchangée, sans la priver de l’impact attirant voulu par son auteur, les confrontant seulement à d’autres représentations décalées, généralement d’objets, permettant de s’interroger sur la pertinence de l’attraction induite par l’œuvre première. »

La Cour d’appel avait jugé que puisque les œuvres de Peter K. n’étaient pas la parodie des photographies d’A. Malka, leur utilisation sans autorisation n’était par conséquent pas autorisée par l’exception de parodie, ni, d’ailleurs, par celle de courte citation prévu par l’article L 122-5 2° a) du Code de la propriété intellectuelle, car« les photographies utilisées occupent une place non négligeable dans les œuvres litigieuses ». Pour la Cour d’appel, le fait que Peter K. n’ait pas repris tous les éléments de la photographie originale, par exemple, en ne reproduisant pas la chevelure de la jeune femme photographiée par A. Malka, ne faisait pas de son utilisation des photographies une citation, car il demeurait « la représentation très caractéristique du visage tel que photographié ».

Mais pour la Cour de cassation, c’est à tort que la Cour d’appel avait retenu « que les droits sur des œuvres arguées de contrefaçon ne sauraient, faute d’intérêt supérieur, l’emporter sur ceux des œuvres dont celles-ci sont dérivées, sauf à méconnaître le droit à la protection des droits d’autrui en matière de création artistique » et elle avait ainsi privé de base légale sa décision au regard de l’article 10 § 2.

Cet arrêt de la première Chambre civile est particulièrement intéressant parce qu’il est rendu au visa de l’article 10 § 2 de la CESDH et non celui de l’article L 122-5 4° du Code de la propriété intellectuelle qui autorise l’utilisation d’une œuvre protégée à des fins de parodie, pastiche ou caricature, «  compte tenu des lois du genre ». Le champ d’application de l’article 10 § 2 est bien plus étendu que celui de l’article L 122-5 4°, puisqu’il ne se limite pas à l’autorisation de trois genres, parodie, caricature et pastiche, bridés de surcroit par leurs « lois du genre  », un concept des plus vagues par ailleurs. En effet, l’article 10 § 1 proclame le droit de toute personne à la liberté d’expression, dont l’exercice peut néanmoins être soumis, selon l’article 10 § 2, « à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi [si elles ] constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à (…) la protection (…) des droits d’autrui ». On le voit, il s’agit pour les juges de trouver un juste équilibre entre droit d’expression et droits d’autrui, tel un droit de propriété intellectuelle.

Cet arrêt signale peut-être l’ouverture de la Cour de cassation à un fair use à la française par le biais de la CESDH. Ce serait heureux, car nombreux sont les artistes qui utilisent des œuvres  protégées afin de créer des œuvres nouvelles, depuis Marcel Duchamp qui inventa l’art de l’appropriation. C’est bien le cas de Peter K., qui fait partie du mouvement de la Figuration Narrative. Il avait expliqué devant la Cour d’appel avoir choisi les photographies d’A. Malka car elles étaient, selon lui, un symbole de la publicité et de la surconsommation. Son intention était de modifier ces images publicitaires afin de les détourner de leur fonction première de photographie de mode et de provoquer une réflexion.

L’affaire a été renvoyée devant la Cour d’appel de Versailles. C’est désormais à cette cour de à trouver le « juste équilibre » entre le droit d’auteur d’A. Malka et le droit de Peter K. à s’exprimer par ses œuvres. Si le droit de Peter K. à s’exprimer est jugé supérieur à celui, patrimonial et moral d’A. Malka, la Cour d’appel jugera qu’il n’y a pas contrefaçon. Si, au contraire, le droit moral et les droits patrimoniaux seront jugés supérieurs au droit à la liberté d’expression, il y aura contrefaçon. La Cour de cassation n’a donné aucun vademecum à la Cour d’appel, et c’est pourquoi la lecture des justifications de la décision de la Cour d’appel de Versailles ne manquera pas d’être d’un grand intérêt.

Image courtesy of Flickr user trialsanderrors under a CC BY 2.0 license.

 

CEDH : Violation par la France de la Liberté d’Expression d’un Avocat

La Grande Chambre de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a rendu le 23 avril 2015 un arrêt, Morice c. France, où elle condamne la France pour violation de l’article 10 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CESDH) en raison de sa condamnation pour diffamation d’un avocat qui s’était exprimé dans la presse dans le cadre de l’affaire très médiatisée du Juge Borel.

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Le juge Bernard Borrel avait été retrouvé mort en octobre 1995 à Djibouti, où il avait été détaché par le gouvernement français en tant que conseiller technique auprès du ministre de la Justice. La gendarmerie de Djibouti avait conclu au suicide, mais la veuve du juge Borel contesta cette thèse et déposa plainte contre X pour assassinat. Elle désigna le requérant, l’avocat Olivier Morice, pour la représenter. Les juges M. et L.L. furent désignés comme juges d’instruction.

Les juges M. et L.L. refusèrent en mars 2000 de procéder à un transport sur les lieux en présence de la partie civile. Cette ordonnance fut infirmée en juin 2007 par la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris, qui, en outre, dessaisit les deux juges d’instruction du dossier. Le juge P. fut mis en charge de l’instruction. Le procureur de la République de Paris prit avantage de l’article 11, alinéa 3, du code de procédure pénale, qui permet de rendre public certains éléments de la procédure « afin d’éviter la propagation d’informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l’ordre public», et il déclara en juin 2007 que les éléments recueillis privilégiaient désormais la piste de l’assassinat. Cette procédure est toujours en cours.

Une cassette vidéo de la descente sur les lieux des juges M. et L.L., effectuée quelques jours avant leur refus de procéder à une nouvelle descente en présence de la partie civile, ne fut pas versée au dossier, mais  la juge M. la remit au juge P., sur sa demande. La cassette se trouvait dans une enveloppe qui contenait également un message amical du procureur de la République de Djibouti, qui écrivait avoir pu constater en regardant une émission télévisée « combien Madame Borrel et ses avocats sont décidés à continuer leur entreprise de manipulation».

Les deux avocats ainsi mis en case, dont le requérant, envoyèrent une lettre à la Garde des Sceaux, où ils demandaient l’ouverture d’une enquête d’inspection générale des services judiciaires. Cette lettre fut reprise dans Le Monde du 8 septembre 2000, accompagnée de critiques véhémentes du requérant envers la juge M, selon lesquelles le retard de transmission de la cassette au dossier et le message démontraient la « connivence » entre les juges d’instruction et le procureur de Djibouti. Les juges M. et L.L. portèrent plainte en octobre 2000 pour diffamation publique envers un fonctionnaire public contre le directeur de publication de Le Monde, l’auteur de l’article, et le requérant.

Une longue procédure s’engagea. La cour d’appel de Rouen jugea ces propos diffamatoires car, excessifs, ils avaient dépassé le droit de critique. Le requérant se pourvu en cassation, invoquant comme moyens l’article 10 de la CESDH et l’immunité de l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, mais la Cour rejeta le pourvoi le 10 novembre 2009. Me Morice saisit la CEDH en mai 2010, allégeant une atteinte au principe d’impartialité prévu par l’article 6 § 1 de la CESDH et de son article 10 garantissant la liberté d’expression. Je ne traiterai dans ce billet que de la violation de l’article 10.

Le 11 juin 2013, la Cour Européenne des Droits de l’Homme ne trouva aucune violation de l’article 10. L’affaire fut alors portée devant la Grande Chambre à la demande du requérant.

Liberté de la parole de l’avocat hors du tribunal

La CEDH avait conclu en 2013 que le requérant ne s’était pas limité à des déclarations factuelles, mais qu’il avait énoncé un jugement de valeur qui mettait en cause l’impartialité et la loyauté du juge M. La Grande Chambre rappela que « la liberté d’expression vaut aussi pour les avocats… [qui] ont ainsi notamment le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, même si leur critique ne saurait franchir certaines limites» (§ 134). Pour la CEDH, « [l]a question de la liberté d’expression est liée à l’indépendance de la profession d’avocat, cruciale pour un fonctionnement effectif de l’administration équitable de la justice » (§135). La Grande Chambre distingua la parole d’un magistrat, « qui engage non seulement celui qui s’exprime mais aussi, à travers lui, toute l’institution de la justice » En revanche, l’avocat ne parle qu’en son nom et au nom de ses clients (§168).

Le Conseil des Barreaux Européens (CCBE) qui avait adressé ses observations à la Grande Chambre, nota « que lorsqu’une affaire est médiatisée, et de surcroit au regard de la raison d’État, les droits de la défense ne peuvent parfois être utilement sauvegardés que par une communication publique, même empreinte d’une certaine vivacité » (§117). Le CCBE avait souligné que, si l’affaire est médiatisée, l’avocat ne peut parfois préserver les droits de la défense que par une communication publique, et, qu’ « à ce titre, sa liberté de parole et d’expression [doit] être équivalente à celle des journalistes » (§117). Mais, pour la Grande Chambre, « l’avocat ne saurait être assimilée à un journaliste  (…) [parce que]  leurs places et leurs missions respectives dans le débat judiciaire sont intrinsèquement différentes » (§148). Pour la Cour, le requérant n’avait pas participé à sa mission de défendre les intérêts de sa cliente par ses déclarations dans la presse puisqu’elles mettaient en cause des juges d’instructions qui avaient été écartés de la procédure (§149).

L’article 10 de la CESDH

L’alinéa 2 de l’article 10 de la CESDH autorise certaines limites à la liberté d’expression si celles-ci sont des mesures nécessaires dans une société démocratique à la garantie de l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, et si elles sont prévues par la loi. Selon la jurisprudence de la CEDH, l’adjectif « nécessaire » au sens de l’article 10 § 2 implique un « besoin social impérieux » (Animal Defenders International c. Royaume Uni, § 100, 2013, cité par la Grande Chambre §124).

En l’espèce, l’ingérence était bien prévue par la loi sur la liberté de la presse, et elle poursuivait le but légitime de la protection de la réputation et des droits d’autrui. Il demeurait pour la Grande Chambre de vérifier que cette ingérence était bien nécessaire dans une société démocratique.  La CEDH distingua déclarations de fait et jugements de valeur. Si les faits peuvent se prouver, on ne saurait en revanche demander à l’auteur de jugements de valeur de les prouver sans porter atteinte à la liberté d’opinion. Pourtant, « la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux » (§126).

La Grande Chambre fut d’avis que la base factuelle des propos du requérant était suffisante, en raison notamment de la transmission tardive de la cassette vidéo et de la carte qui l’accompagnait. Pour la Cour, « les expressions utilisées par le requérant présentaient un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce (…) [et] les propos ne pouvaient passer pour trompeurs  ou comme une attaque gratuite » (§161). En outre, les propos du requérant ne pouvaient être réduits à l’expression d’une animosité personnelle envers la juge M. (§166) et ils « n’étaient pas de nature à perturber la sérénité des débats judiciaires » (§169).

Pour la Grande Chambre, les propos reprochés au requérant étaient certes des critiques envers les juges M. et L.L., mais ils avaient été exprimés « dans le cadre d’un débat d’intérêt général relatif au fonctionnement  de la justice et dans le contexte d’une affaire au retentissement médiatique important depuis l’origine » (§174). Elle conclut que la condamnation du requérant pour complicité de diffamation était une ingérence disproportionnées dans son droit à la liberté d’expression et n’était  pas nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 10 de la CESDH.

Les Comptes Twitter Parodiques et l’Usurpation d’Identité Numérique

Une proposition de loi « visant à aggraver la sanction pénale applicable à l’usurpation d’identité commise par le biais de réseaux de communication électronique » a été introduite le 24 juillet par le député de l’opposition Marc Le Fur.

 Selon l’article unique de cette proposition de loi, le second alinéa de l’article 226-4-1 du code pénal serait modifié afin que l’usurpation d’identité commise par le biais d’un réseau de communication électronique soit punie de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende

Rappelons que l’infraction d’usurpation d’identité numérique a été créée par la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure  du 14 mars 2011.

Selon l’article 226-4-1 du Code pénal :

« Le fait d’usurper l’identité d’un tiers ou de faire usage d’une ou plusieurs données de toute nature permettant de l’identifier en vue de troubler sa tranquillité ou celle d’autrui, ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération, est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. »

Lutter contre la cybercriminalité et le cyberbullying est nécessaire, et il est certain que l’identité d’une personne puisse être usurpée sur le web à des fins malveillantes. Mais cette définition peut englober les comptes parodiques qui fleurissent sur Twitter, au risque de la protection de la liberté d’expression.

Le site de micro blogging n’interdit pas les comptes parodiques. Au contraire, selon ses conditions d’utilisation, il « offre une plateforme pour que ses utilisateurs puissent partager et recevoir un grand nombre d’idées et de contenus, d’une grande diversité. Nous apprécions et respectons énormément l’expression de nos utilisateurs. En vertu des ces principes, nous ne surveillons pas activement le contenu des utilisateurs, et nous ne modifierons ou supprimerons pas le contenu d’utilisateurs sauf en cas de violations de nos Conditions. »

Une personne parodiée pourrait-elle invoquer l’article 226-4-1 afin de faire cesser la publication du compte parodique et de condamner son auteur à des peines criminelles ?

Identité et Parodie

L’article 226-4-1 définit largement l’identité numérique comme « une ou plusieurs données de toute nature permettant [d’identifier une personne]. Selon le rapporteur de la proposition de loi de 2011, l‘identité’ recouvre « tous les identifiants électroniques de la personne, (…) son nom, mais aussi son surnom ou son pseudonyme utilisé sur Internet » (Rapp. AN. no 2271, 1ere lecture, 27 janv. 2010 p.112)

L’identité  d’un utilisateur de Twitter se compose d’un nom de compte précédé d’un arobase (@nom), du nom de compte qui peut être le même que le @nom et d’un avatar. L’avatar proposé par Twitter est un simple œuf, mais l’usager peut mettre en ligne l’avatar de son choix. Dans le cas d’un compte parodique, l’avatar représente souvent la personne parodiée.

Prenons comme exemple un compte parodique célèbre chez nos voisins d’outre Manche. Selon The Sunday Times, Pippa Middleton aurait récemment consulté un cabinet d’avocat afin d’évaluer la possibilité de demander à la justice britannique de suspendre un compte parodique, @Pippatips.

Le nom du compte est @Pippatips. Il utilise le prénom de Pippa Middleton, et fait de plus allusion au livre de conseils (tips) publié par celle-ci l’an dernier, Celebrate. Le nom d’utilisateur est ‘Pippa Middleton Tips’, le nom complet de la personne parodiée et annonce que le compte Twitter donnera des conseils, comme dans le livre Celebrate.

 L’avatar du compte est une photographie de Pippa Middleton habillée de jaune, l’air songeur, qui semble prise dans les tribunes d’un stade (Wimbledon ?). Miss Middleton est facilement reconnaissable, du moins pour les personnes qui suivent l’actualité heureuse de près. Nul doute que les créateurs du compte parodique utilisent  l’identité numérique de Pippa Middleton. Mais l’usurpent-ils ?

Ursurpation d’Identité Numérique ou Parodie ?

Pour prouver l’usurpation de cette identité numérique, il faudrait en outre que l’élément moral de l’infraction soit prouvé, c’est-à-dire, dans le cas de l’article 226-4-1, le fait de vouloir troubler la tranquilité d’une personne, celle dont l’identité est usurpée ou bien celle d’un tiers, ou bien de porter atteinte à l’honneur de cette personne, c’est-à-dire de la diffamer.

L’infraction est effectivement similaire au délit de diffamation (atteinte à l’honneur), mais son champ d’application est plus large puisque même une simple atteinte à la tranquillité satisfait l’élément moral de l’infraction. Un bien vaste concept, sans définition précise, et qui n’est d’ailleurs utilisé en jurisprudence que pour les troubles de voisinage, qui constituent un préjudice patrimonial, alors que l’atteinte à l’honneur est une atteinte au droit de la personnalité, un préjudice extra-patrimonial.

L’article 226-4-1 du Code pénal ne prévoit aucune exception parodique, et cela peut permettre à la personne physique ou la personne morale parodiée d’invoquer un trouble à sa tranquillité afin de tenter de condamner un parodiste au détriment de la liberté d’expression, d’autant plus que le concept d’atteinte à la tranquillité est des plus flous.

La proposition de loi présentée par Mr. Le Fur exacerberait encore plus le risque d’un ‘effet refroidissant’ (chilling effect) pour la liberté d’expression sur le web en doublant les peines pénales prévues en cas d’usurpation d’identité numérique. Il aurait été de bon aloi d’ajouter à cette proposition de loi un paragraphe consacré à l’exception de parodie.