Vers un Fair Use à la Française ? La Cour de Cassation Va Au-Delà de l’Exception de Parodie

A. Malka est photographe de mode. Trois de ses photographies, représentant le visage maquillé d’une jeune femme, avaient été publiées en décembre 2005 dans un magazine italien. L’artiste Peter K. les reproduisit sans autorisation dans plusieurs de ses œuvres, telle que Blue Face/Red Machine/High Voltage. Les photographies avaient été colorisées en bleu et inclues dans des compositions d’éléments industriels et urbains, tels des panneaux de signalisation et des manettes, selon un thème exploré par l’artiste depuis plus de quarante ans.2929744935_65f38ceff7_z

A. Malka assigna Peter K. en contrefaçon de droit d’auteur, mais le Tribunal de Grande Instance de Paris déclara sa demande irrecevable parce que les photographies ne portaient pas suffisamment l’empreinte de sa personnalité pour pouvoir être protégées par le droit d’auteur et qu’en outre Peter. K. pouvait invoquer l’exception de parodie.

A. Malka fit appel, et la Cour d’appel de Paris (18 septembre 2013, n° 12/02480) condamna Peter K. à 50.000 euros de dommages et intérêts pour atteinte au droit patrimonial et au droit moral d’A. Malka sur ses œuvres. Celui-ci se pourvut en cassation. Le 15 mai dernier, la première Chambre civile de la Cour de cassation cassa l’arrêt de la Cour d’appel de Paris.

Protection des photographies de mode par le droit d’auteur

La Cour d’appel de Paris avait jugé que les photographies d’A. Malka étaient bien protégées par le droit d’auteur. Elles traduisaient « un réel parti pris esthétique empreint de la personnalité de leur auteur » car le photographe avait opéré des choix tels que la mise en évidence de manière excessive de touches de couleur vives contrastant avec un visage très pâle et avait choisi des angles de vue originaux. Peter K. avait argumenté en vain en appel que ces photographies n’étaient pas originales et qu’elles n’étaient que l’expression d’un genre photographique, le « genre glamour ». Il avait repris cet argument en cassation sans plus de succès. La Cour de cassation reconnut bien que les photographies de mode étaient des œuvres protégées par le droit d’auteur.

Liberté d’expression et droit d’auteur

La Cour de cassation cassa néanmoins l’arrêt de la Cour d’appel de Paris, au visa de l’article 10 § 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CESDH) qui protège le droit à la liberté d’expression. Selon la Cour de cassation, il doit exister un « juste équilibre » entre « la liberté d’expression artistique » de Peter K. et les droits patrimoniaux et moral d’A. Malka.

Pour la Cour d’appel de Paris, si Peter K. était bien

« un artiste connu pour transformer des images comme symboles du goût d’une société pour le confronter à d’autres images qu’elle ne voudrait pas voir, les utilisations litigieuses ne suffisent pas à caractériser l’existence d’une démarche artistique relevant de la parodie alors que Peter K. en fait conservé les représentations du visage du mannequin dans une pose inchangée, sans la priver de l’impact attirant voulu par son auteur, les confrontant seulement à d’autres représentations décalées, généralement d’objets, permettant de s’interroger sur la pertinence de l’attraction induite par l’œuvre première. »

La Cour d’appel avait jugé que puisque les œuvres de Peter K. n’étaient pas la parodie des photographies d’A. Malka, leur utilisation sans autorisation n’était par conséquent pas autorisée par l’exception de parodie, ni, d’ailleurs, par celle de courte citation prévu par l’article L 122-5 2° a) du Code de la propriété intellectuelle, car« les photographies utilisées occupent une place non négligeable dans les œuvres litigieuses ». Pour la Cour d’appel, le fait que Peter K. n’ait pas repris tous les éléments de la photographie originale, par exemple, en ne reproduisant pas la chevelure de la jeune femme photographiée par A. Malka, ne faisait pas de son utilisation des photographies une citation, car il demeurait « la représentation très caractéristique du visage tel que photographié ».

Mais pour la Cour de cassation, c’est à tort que la Cour d’appel avait retenu « que les droits sur des œuvres arguées de contrefaçon ne sauraient, faute d’intérêt supérieur, l’emporter sur ceux des œuvres dont celles-ci sont dérivées, sauf à méconnaître le droit à la protection des droits d’autrui en matière de création artistique » et elle avait ainsi privé de base légale sa décision au regard de l’article 10 § 2.

Cet arrêt de la première Chambre civile est particulièrement intéressant parce qu’il est rendu au visa de l’article 10 § 2 de la CESDH et non celui de l’article L 122-5 4° du Code de la propriété intellectuelle qui autorise l’utilisation d’une œuvre protégée à des fins de parodie, pastiche ou caricature, «  compte tenu des lois du genre ». Le champ d’application de l’article 10 § 2 est bien plus étendu que celui de l’article L 122-5 4°, puisqu’il ne se limite pas à l’autorisation de trois genres, parodie, caricature et pastiche, bridés de surcroit par leurs « lois du genre  », un concept des plus vagues par ailleurs. En effet, l’article 10 § 1 proclame le droit de toute personne à la liberté d’expression, dont l’exercice peut néanmoins être soumis, selon l’article 10 § 2, « à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi [si elles ] constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à (…) la protection (…) des droits d’autrui ». On le voit, il s’agit pour les juges de trouver un juste équilibre entre droit d’expression et droits d’autrui, tel un droit de propriété intellectuelle.

Cet arrêt signale peut-être l’ouverture de la Cour de cassation à un fair use à la française par le biais de la CESDH. Ce serait heureux, car nombreux sont les artistes qui utilisent des œuvres  protégées afin de créer des œuvres nouvelles, depuis Marcel Duchamp qui inventa l’art de l’appropriation. C’est bien le cas de Peter K., qui fait partie du mouvement de la Figuration Narrative. Il avait expliqué devant la Cour d’appel avoir choisi les photographies d’A. Malka car elles étaient, selon lui, un symbole de la publicité et de la surconsommation. Son intention était de modifier ces images publicitaires afin de les détourner de leur fonction première de photographie de mode et de provoquer une réflexion.

L’affaire a été renvoyée devant la Cour d’appel de Versailles. C’est désormais à cette cour de à trouver le « juste équilibre » entre le droit d’auteur d’A. Malka et le droit de Peter K. à s’exprimer par ses œuvres. Si le droit de Peter K. à s’exprimer est jugé supérieur à celui, patrimonial et moral d’A. Malka, la Cour d’appel jugera qu’il n’y a pas contrefaçon. Si, au contraire, le droit moral et les droits patrimoniaux seront jugés supérieurs au droit à la liberté d’expression, il y aura contrefaçon. La Cour de cassation n’a donné aucun vademecum à la Cour d’appel, et c’est pourquoi la lecture des justifications de la décision de la Cour d’appel de Versailles ne manquera pas d’être d’un grand intérêt.

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La Cour de cassation fait primer le droit à l’information sur le droit à l’image

Nous avons vu la semaine dernière que la première chambre civile de la Cour de cassation a récemment fait primer le droit à l’information sur le droit à la vie privée d’un homme politique. Elle rendit également le même jour, le 9avril 2015, un arrêt de rejet qui fait primer le droit à être informé sur le droit à l’image.

Les faits étaient les suivants. M.X avait accordé à M.Y un entretien, filmé à son domicile. M. Y réalisait un documentaire intitulé « La vérité est ailleurs ou la véritable histoire des protocoles des sages de Sion », coproduit par Doc en Stock et par la chaîne de télévision Arte. Elle souhaitait connaître la position de M.X sur l’ouvrage intitulé « Protocoles des Sages de Sion », qui avait été publié dans la revue qu’il dirige. Rappelons que cet ouvrage est un faux, publié par la police secrète russe au début du XXème siècle afin de faire accroire à un complot juif pour prendre contrôle du monde. Ce livre avait trouvé son public chez les antisémitiques, dont Adolf Hitler, qui y fait référence dans Mein Kampf. En France, certains négationnistes tiennent d’ailleurs encore ce document comme authentique. C’est en raison de cette polémique que M.Y avait souhaité interroger M.X.

M.X avait signé une « lettre d’autorisation d’utilisation d’image », datée du 18 juillet 2007, selon laquelle aucune prise de vue de l’entretien entre M.X et M.Y ne pouvait  être diffusée sans que M.X ne la visualise préalablement. Une minute de l’entretien entre M.X et M. Y avait finalement été insérée dans le documentaire de cinquante deux minutes, qui avait été diffusé par Arte sans que M.Y ne le visionne préalablement.5613865198_73c31bb64f_z

Selon M.X, ce manquement constituait un manque de respect de son droit à l’image et il porta l’affaire en justice, afin de demander réparation à Arte France et à Doc en Stock du préjudice subi en raison du non-respect de son droit à l’image. Le 8 novembre 2012, la Cour d’appel de Versailles débouta M.X de sa demande de réparation. La Cour d’appel avait bien relevé qu’il n’avait pas été donné à M.X l’opportunité de visionner le documentaire avant sa diffusion, mais avait néanmoins conclu que le droit à l’image de M.X n’avait subi aucune atteinte, parce que M.X  était intervenu dans un débat d’idées d’intérêt général, la remise en cause de l’inauthenticité des« Protocoles des Sages de Sion ». La cour releva également que M.X. n’avait pas été filmé à son insu et qu’il avait accepté de répondre aux questions de M.Y destinées à faire connaître sa position sur les « Protocoles des Sages de Sion ».

M.X se pourvut en cassation mais la haute Cour rejeta son pourvoi. Selon la Cour de cassation, la Cour d’appel avait « exactement déduit que l’implication de M.X…dans ce débat justifiait d’illustrer son témoignage par la diffusion de son image, qui n’avait pas été détournée du contexte dans laquelle elle avait été fixée, sans qu’il y ait lieu de recueillir son autorisation et peu important, dès lors, que les stipulations de la « lettre d’autorisation d’utilisation d’image » aient été méconnues ».

Le droit à l’image s’incline devant le droit à l’information  

Le droit à l’image patrimonial, comme le droit à l’image extrapatrimonial, se sont inclinés dans cette affaire devant le droit à l’information. En effet, le droit au respect de l’image est à la fois un droit de la personnalité, c’est-à-dire un droit extra patrimonial, et un droit patrimonial, bien qu’issu de l’interprétation par les juges de l’article 9 du Code civil, selon lequel « [c]hacun a droit au respect de sa vie privée », qui considère la vie privée comme un droit de la personnalité, sinon un droit de l’homme.

Mais le droit à l’image peut effectivement faire l’objet d’un contrat tel que celui signé par M.X. Celui-ci avait argumenté devant la Cour de cassation que seul l’article 9 du code civil est applicable en matière de cession du droit à l’image, à l’exclusion notamment du code de la propriété intellectuelle. Il semble que M.X. souhaitait ainsi que la « lettre d’autorisation d’utilisation d’image » ne soit pas considérée comme un contrat patrimonial, mais comme une convention extrapatrimoniale, dont la violation constituerait de facto une violation de sa vie privée. Il ajoutait pourtant que la cession du droit à l’image est une convention relevant de la liberté intellectuelle, qui définit les conditions et les limites de l’autorisation d’exploitation de l’image, et qui détermine l’éventuelle rémunération pour l’utilisation de celle-ci, souhaitant ainsi probablement se réserver le droit d’invoquer la violation de son droit patrimonial à l’exploitation de son image.

La nature de la convention et du droit à l’image, patrimonial, ou extrapatrimonial, n’eût finalement pas à être évoquée par la Cour de cassation, qui fit, plus simplement, primer le droit à l’information sur la liberté contractuelle, sans, toutefois, évoquer directement ce droit à l’information, mais en relevant que M.X avait été interrogé par M.Y dans le cadre d’un débat d’intérêt général. La Haute Cour nota que M.X n’avait pas été filmé à son insu, ce qui aurait été une violation e sa vie privée: la « lettre d’autorisation d’utilisation d’image » le démontre. Bien que les termes de du contrat n’aient pas été respectés par M.Y, M.X n’est tout de même pas fondé à invoquer la violation de son droit à l’image, puisqu’il avait consenti à être filmé dans le cadre d’un débat d’intérêt général.

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