AG Saugmandsgaard Øe délimite l’obligation de filtrage de l’article 17

M. l’avocat Général Henrik Saugmandsgaard Øe (AG Saugmandsgaard Øe) a présenté le 15 juillet dernier ses conclusions dans l’affaire C‑401/19, République de Pologne contre Parlement européen, Conseil de l’Union européenne.

Cette affaire est d’un grand intérêt parce que la Pologne demande à la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) d’annuler l’article 17, paragraphe 4, sous b) et sous c), in fine, de la directive 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et, à titre subsidiaire, d’annuler cet article 17 dans son intégralité.

Ces conclusions ne sont pas, selon leurs auteur, remises en cause par l’arrêt YouTube et Cyando (voir billet de blog précédent).

L’article 17, paragraph4 b) et c) de la directive 2019/790 dispose que :

« les fournisseurs de services de partage de contenus en ligne sont responsables des actes non autorisés de communication au public, y compris la mise à la disposition du public, d’œuvres protégées par le droit d’auteur et d’autres objets protégés, à moins qu’ils ne démontrent qu’[ils] (b)(…) ont fourni leurs meilleurs efforts, conformément aux normes élevées du secteur en matière de diligence professionnelle, pour garantir l’indisponibilité d’œuvres et autres objets protégés spécifiques pour lesquels les titulaires de droits ont fourni aux fournisseurs de services les informations pertinentes et nécessaires; et en tout état de cause (…) (c)ils ont agi promptement, dès réception d’une notification suffisamment motivée de la part des titulaires de droits, pour bloquer l’accès aux œuvres et autres objets protégés faisant l’objet de la notification ou pour les retirer de leurs sites internet, et ont fourni leurs meilleurs efforts pour empêcher qu’ils soient téléversés dans le futur, conformément au point b). »

Les fournisseurs de services de partages de contenus en ligne

L’article 2, point 6, premier alinéa, de la directive définit les fournisseurs de services de partages de contenus en ligne comme des :

« fournisseur[s] d’un service de la société de l’information dont l’objectif principal ou l’un des objectifs principaux est de stocker et de donner au public l’accès à une quantité importante d’œuvres protégées par le droit d’auteur ou d’autres objets protégés qui ont été téléversés par ses utilisateurs, qu’il[s] organise[nt] et promeu[vent] à des fins lucratives ».

AG Saugmandsgaard Øe note que bien que les termes de cette définition soient ouverts, « il en ressort clairement que cet article 17 concerne les « grands » prestataires de services de partage, réputés liés au « Value Gap » , et dont cette définition vise, à l’évidence, à refléter le fonctionnement » et souligne (note 33) que le considérant 62 de la directive 2019/790 précise que la notion de « fournisseurs de services de partage de contenus en ligne » vise les services qui « jouent un rôle important sur le marché des contenus en ligne en étant en concurrence pour les mêmes publics avec d’autres services de contenus en ligne, comme les services de diffusion audio et vidéo en flux continu ».

Filtrage et blocage

L’article 17 de la directive 2019/790 prévoit un nouveau régime de responsabilité applicable aux prestataires de services de partage en ligne. Ceux-ci doivent surveiller les contenus que leurs utilisateurs mettent en ligne, afin de prévenir le téléversement sans autorisation des titulaires de droits d’œuvres et d’objets protégés.

En pratique, ces prestataires doivent filtrer les contenus téléversés par le biais de programmes informatiques ad hoc, bien que, comme le rappelle AG Saugmandsgaard Øe dans le point 60, l’article 17 n’impose pas de manière formelle l’adoption de mesures ou de techniques spécifiques. Le considérant 68 de la directive 2019/790 indique simplement que les fournisseurs de services de partage sont « susceptibles d’entreprendre diverses actions ». En outre, le considérant 66, deuxième alinéa, de la directive indique qu’il faut tenir compte, pour « déterminer si un fournisseur de services de partage de contenus en ligne a fourni ses meilleurs efforts … [desmeilleures pratiques du secteur … [et de] « l’état de l’art».

L’article 14 de la directive 2000/31 sur le droit d’auteur exonère les prestataires de service de toute responsabilité pour avoir stocké une information illicite à la demande d’un de leurs utilisateurs s’ils n’avaient pas connaissance de cette information ou bien si, le cas échéant, ils ont promptement l’information ou en ont bloqué l’accès. L’article 14 n’exige pas que le prestataire surveille les informations téléversées sur ses serveurs ni ne recherche activement les informations illicites qui pourraient s’y trouver.

La Pologne souligne que l’article 17 de la directive 2019/790 donne désormais aux fournisseurs de services de partage la responsabilité de surveiller, d’une manière préventive, les informations téléversées par leurs utilisateurs et non plus simplement de réagir promptement une fois informés de l’existence d’une information illicite.

Filtrage, blocage, et droits de l’homme

Selon la Pologne, cette pratique peut mettre en danger la liberté d’expression des utilisateurs des services de partage, garantie à l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (la « Charte »). Ce droit est également protégé par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH ).

L’article 52, paragraphe 3, de la Charte dispose que ces deux droits ont le même sens ou, du moins la même portée et ainsi l’article 11 de la Charte doit être interprété à la lumière de l’article 10 de la CEDH et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CtEDH) y afférente.

Selon la Pologne, les  mesures de filtrage nécessaires au respect de l’article 17 sont des «mesures préventives » de contrôle des informations des utilisateurs et entraîneraient des «restrictions préalables», au sens de la jurisprudence de la CtEDH relative à l’article 10 de la CEDH, et pourraient même entrainer une « censure générale automatisée de nature préventive » des fournisseurs, ce qui constitueraient une « ingérence » dans la liberté d’expression et d’information de leurs utilisateurs.

La Pologne demande à la CJEU, dans le prolongement de ses arrêts Scarlet Extended, Sabam, et Glawischnig-Piesczek, de déterminer si le filtrage est compatible avec la liberté d’expression, et, si elle l’est, dans quelles conditions.

AG Saugmandsgaard Øe estime que les dispositions attaquées constituent effectivement une « ingérence » dans la liberté d’expression des utilisateurs des services de partage » et dans la liberté du public de recevoir des informations (point 78 et 80). Cette « ingérence » dans la liberté d’expression des utilisateurs est imputable au législateur de l’Union (point 84). Il souligne que pour être exonéré de leur responsabilité, filtrer et bloquer les bloquer illicites n’est pas une simple possibilité pour les fournisseurs, « mais une nécessité, sauf à supporter un risque démesuré de responsabilité » (point 86). Est- que cette limitation est compatible avec la Charte ?

AG Saugmandsgaard Øe rappelle que la liberté d’expression n’est pas absolue et peut être limitée par les lois, si elles respectent le « contenu essentiel » de cette liberté, et le principe de proportionnalité (point 89). Il en est de même pour l’article 10 de la CEDH, qui admet les ingérences dans la liberté d’expression si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs buts légitimes et si elle est « nécessaire dans une société démocratique ».

La limitation est « prévue par la loi »

En l’espèce, la limitation a manifestement une base légale, l’article 17 de la directive 2019/790, dont ces dispositions satisfont à l’exigence de « prévisibilité ». Selon AG Saugmandsgaard Øe, ces dispositions sont suffisamment claires et précises, même si la définition du « fournisseur de services de partage de contenus en ligne » de l’article 2, point 6, « contiennent plusieurs notions ouvertes », telles la « quantité importante d’œuvres protégées par le droit d’auteur ou d’autres objets protégés » les « meilleurs efforts » ou bien les « normes élevées du secteur en matière de diligence professionnelle ».

La limitation en cause respecte le « contenu essentiel » du droit à la liberté d’expression

Selon l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, toute limitation de l’exercice des droits et libertés doit « respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés » et ainsi une mesure portant atteinte à ce « contenu essentiel » serait contraire à la Charte.

AG Saugmandsgaard Øe n’est pas de l’avis que l’article 17 porte atteinte au « contenu essentiel » du droit à la liberté d’expression. Il note que les grandes plateformes et les réseaux sociaux, en particulier, offrent à leurs utilisateurs un moyen d’exprimer leurs opinions « en principe, sans ingérence d’autorités publiques » (point 103). Le « contenu essentiel » du droit à la liberté d’expression serait en revanche touché, selon AG Saugmandsgaard Øe, si les autorités publiques imposaient aux prestataires, directement, ou indirectement, de surveiller préventivement leurs utilisateurs (point 104).

L’article 15 de la directive 2000/31 est « d’une importance fondamentale » parce qu’il prévoit que les prestataires intermédiaires ne peuvent être obligés de surveiller, d’une manière générale, les informations qu’ils transmettent ou stockent », ce qui est nécessaire pour « qu’Internet reste un espace libre et ouvert » (point 105).

Cette interdiction d’une surveillance généralisée est ainsi un « principe général du droit régissant l’internet, en ce qu’il concrétise, dans l’environnement numérique, la liberté fondamentale de communication » (point 106).

Obligation de surveillance générale ou spécifique ?

Selon AG Saugmandsgaard Øe, l’interdiction prévue à cet article 15 est « un principe général du droit régissant l’internet, en ce qu’il concrétise, dans l’environnement numérique, la liberté fondamentale de communication ». Il rappelle cependant que la CtEDH, dans son arrêt Delfi AS. c. Estonie, avait admis que certains intermédiaires puissent activement surveiller leurs services afin de rechercher certains types d’informations illicites. Le considérant 47 de la directive 2000/31 dispose d’ailleurs que l’interdiction faite aux États membres d’imposer aux prestataires de services une obligation de surveillance « ne concerne pas les obligations de surveillance applicables à un cas spécifique […] »).

L’obligation de surveillance imposée aux fournisseurs de services de partage en application des dispositions attaquées n’est pas générale selon AG Saugmandsgaard Øe, mais spécifique » Il reconnait tout de même que la jurisprudence de la CJUE «  a connu une évolution récente quant au critère distinguant le « général » du « spécifique » » (point 110), une évolution jurisprudentielle qu’il estime « justifiée »(point 113).

En effet, dans son arrêt L’Oréal, la CJUE avait jugé que l’exploitant d’une place de marché en ligne ne peut être obligé de procéder à « une surveillance active de l’ensemble des données de chacun de ses clients afin de prévenir toute atteinte future à des droits de propriété intellectuelle ».  

Puis, dans son arrêt Scarlet Extended, la Cour avait jugé qu’un fournisseur d’accès Internet ne peut être enjoint à mettre en place un système de filtrage s’appliquant à « toutes les communications électroniques transitant par ses services » et donc « indistinctement à l’égard de toute sa clientèle », et ce afin « d’identifier sur le réseau de ce fournisseur la circulation de fichiers électroniques contenant une œuvre musicale, cinématographique ou audiovisuelle sur laquelle le demandeur prétend détenir des droits de propriété intellectuelle, en vue de bloquer le transfert de fichiers dont l’échange porte atteinte au droit d’auteur ». Il en est de même, depuis l’arrêt Sabam , en ce qui concerne les exploitants d’une plateforme de réseau social.

La CJEU, dans son arrêt Glawischnig-Piesczek , a néanmoins jugé légale la surveillance d’un exploitant d’un réseau social de l’ensemble des informations mises en ligne sur son réseau si elle est « spécifique », tel, en l’espèce, la recherche d’une information diffamante « précise » afin de la bloquer, alors que le prestataire n’était pas obligé de procéder à une « appréciation autonome » de la licéité des informations filtrées, mais qu’il pouvait « recourir à des techniques et à des moyens de recherche automatisés » .

Les fournisseurs de services de partage doivent surveiller l’ensemble des contenus mis en ligne par leurs utilisateurs mettent en ligne, mais ils ne doivent rechercher que les « œuvres ou autres objets protégés spécifiques […] pour lesquels les titulaires de droits [leur] ont fourni […] les informations pertinentes et nécessaires » (article 17 paragraphe 4, sous b), de la directive 2019/790).

Ainsi, le législateur de l’Union peut, sans porter atteinte au « contenu essentiel » de la liberté d’expression, imposer « certaines mesures de surveillance active, concernant certaines informations illicites spécifiques, à certains intermédiaires en ligne » (point 115).

La limitation en cause est nécessaire

Afin de respecter le principe de proportionnalité, cette limitation doit être à la fois « nécessaire » et « répondre effectivement à un objectif d’intérêt général reconnu par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui ». Seul le caractère nécessaire de la limitation est débattu en l’espèce, puisque la protection la propriété intellectuelle est protégée en tant que droit fondamental, par l’article 17, paragraphe 2, de la Charte et à l’article 1er du protocole nº 1 à la CEDH .

Selon AG Saugmandsgaard Øe, la limitation est « appropriée » en ce qu’elle incite les fournisseurs à conclure des accords de licence avec les titulaires de droits. Elle est « proportionnée » puisque sesinconvénients ne sont pas démesurés par rapport aux buts visés, la protection de la propriété intellectuelle, en particulier dans un environnement numérique, alors que les titulaires de droit souffrent d’un préjudice économique suite au partage de leurs œuvres en ligne sans autorisation

Tenir les prestataires intermédiaires pour responsables des informations illicites fournies par les utilisateurs de leurs services crée un risque important pour la liberté d’expression, parce qu’afin d’échapper à tout risque de responsabilité, ceux-ci peuvent être tentés de « sur-bloquer », en particulier parle recours à des outils de reconnaissance automatique de contenu, et ce « au moindre doute sur leur licéité »  (point 142). Les titulaires de droit n’ont pourtant pas un monopole absolu sur l’utilisation de leurs objets protégés, puisque l’article 5, paragraphe 3, de la directive 2001/29 contient une liste d’exceptions et limitations au droit exclusif de « communication au public »., telles la caricature, la parodie ou le pastiche.

Or, « une partie significative des contenus mis en ligne par les utilisateurs sur les services de partage consiste en des utilisations, voire des réappropriations créatives, d’œuvres et d’autres objets protégés susceptibles d’être couvertes par ces exceptions et limitations » (point 146), bien que « [l]a ligne séparant une utilisation légitime de la contrefaçon peut s’avérer, dans différents cas, discutable » (point 146).

Afin de prévenir le risque de « sur-blocage », un régime de responsabilité tel que celui résultant des dispositions attaquées doit, selon AG Saugmandsgaard Øe, être accompagné de garanties suffisantes pour minimiser les risques pour la liberté d’expression et

« doit s’inscrire dans un cadre légal fixant des règles claires et précises régissant la portée et l’application des mesures de filtrage devant être mises en œuvre par les prestataires de services visés, de nature à assurer aux utilisateurs de ces services une protection efficace contre le blocage abusif ou arbitraire des informations qu’ils souhaitent mettre en ligne » (point 150).

Selon la requérante, les mesures de filtrage et de blocage prises par les fournisseurs de services de partage devraient être prises ex ante, sans déterminer préalablement si le contenu porte bien atteinte à un droit de propriété intellectuelle. L’utilisateur peut ensuite formuler une plainte en ligne s’il estime que le contenu partagé est légitime et celui-ci peut ensuite être remis en ligne si la plainte est estimée légitime.

Ce n’est pas l’interprétation du Parlement, du Conseil et de la Commission, pour qui le droit des utilisateurs des services de partage d’utiliser les légitimement objets protégés en vertu de l’article 17, paragraphe 7, de la directive 2019/790, « devrait être pris en compte ex ante par les fournisseurs de ces services, dans le processus même de filtrage », interprétation à laquelle se rallie AG Saugmandsgaard Øe.

La Commission a publié le 4 juin dernier ses orientations sur l’application de l’article 17 de la directive 2019/790 , qui indiquent , pour la première fois, que les titulaires de droits doivent pouvoir « réserver » (earmark) les objets dont la mise en ligne non autorisée est « susceptible de leur causer un préjudice économique significatif », à l’égard desquels les fournisseurs devraient faire preuve d’une diligence particulière. AG Saugmandsgaard Øe note que 

« [s]i cela doit être compris en ce sens que ces mêmes fournisseurs devraient bloquer ex ante des contenus sur simple allégation d’un risque de préjudice économique important par les titulaires de droits – les orientations ne contenant pas d’autre critère limitant objectivement le mécanisme de « réservation » à des cas particuliers  –, quand bien même ces contenus ne seraient pas manifestement contrefaisants, je ne peux pas y souscrire, sauf à revenir sur l’ensemble des considérations exposées dans ces conclusions. »

L’interdiction des obligations générales de surveillance (paragraphe 8)

Le paragraphe 8 de l’article 17 de la directive 2019/790 dispose que « l’application de [cet article] ne donne lieu à aucune obligation générale de surveillance ». Les prestataires intermédiaires ne sont pas compétents pour apprécier d’une manière autonome la légalité des informations mises en ligne sur leurs plateformes et ne « sauraient […] être transformés en arbitres de la légalité en ligne, chargés de trancher des questions juridiques complexes » (point 197). C’est pourquoi, selon AG Saugmandsgaard Øe, un prestataire intermédiaire ne doit être tenu de bloquer que les informations « dont l’illicéité a, au préalable, été établie par un juge ou, à défaut, des informations dont le caractère illicite s’impose d’emblée, c’est‑à‑dire manifestement, sans, notamment, qu’il soit nécessaire de les contextualiser » (point 198).

Il découle de l’arrêt Glawischnig-Piesczek qu’un prestataire intermédiaire ne peut être obligé de procéder, conformément à l’article 15 de la directive 2000/31, à un filtrage généralisé des informations qu’il stocke à la recherche de n’importe quelle contrefaçon, mais peut le contraindre à bloquer un contenu précis. Cette interprétation de l’article 15 de la directive 2000/31, est « transposable, mutatis-mutandis, à l’article 17, paragraphe 8, de la directive 2019/790 » (point 201).

Ainsi, l’article 17 de la directive 2019/790 garantit d’une manière suffisante le droit à la liberté d’expression et AG Saugmandsgaard Øe suggère à la CJUE de rejeter le recours de la Pologne.

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CJUE: exploitants de plates-formes en ligne ne font en principe pas, eux-mêmes, une communication au public des contenus protégés par le droit d’auteur que leurs utilisateurs mettent illégalement en ligne

Le 22 juin 2021, la grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu un arrêt dans les affaires jointes C-682/18, C-683/18, YouTube et Cyando.

Selon la CJUE, en l’état actuel du droit de l’Union, les exploitants de plates-formes en ligne ne font en principe pas, eux-mêmes, une communication au public des contenus protégés par le droit d’auteur que leurs utilisateurs mettent illégalement en ligne.

En outre, l’article 14, paragraphe 1, de la directive sur le commerce électronique doit être interprété en ce sens que l’activité de ces exploitants relève du champ d’application de cette disposition, s’ils ne jouent pas un rôle actif de nature à leur conférer une connaissance ou un contrôle des contenus téléversés sur leurs plateformes.

La directive 2019/790 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique n’était pas entrée en vigueur au moment des faits et les questions préjudicielles posées ne la concernent pas. L’arrêt rendu par la CJUE a d’ailleurs soin de noter que la décision est « en l’état actuel du droit de l’Union. ».

Les faits qui ont donné lieu à l’affaire C‑682/18 étaient les suivants :

Un producteur de musique avait conclu avec une artiste un contrat exclusif. Des œuvres d’un des albums de la musicienne, ainsi que des extraits d’un de ses concerts, avaient été publiés sans autorisation sur la plateforme YouTube. L’accès à ces informations avait été bloqué, puis rendu disponible à nouveau quelque temps après.

Le producteur avait demandé au Landgericht Hamburg, le tribunal régional d’Hambourg, en Allemagne, d’ordonner à Google et YouTube de cesser de mettre ces contenus à la disposition du public. Le tribunal avait fait droit à ces demandes pour trois œuvres seulement. En appel, l’Oberlandesgericht Hamburg, le tribunal régional supérieur d’Hambourg, avait en partie reformé le jugement de première instance, tout en notant que YouTube n’était pas responsable de la création ni de la publication du contenu illicite.  

Les faits qui ont donné lieu à l’affaire C‑683/18 étaient les suivants :

La maison d’édition Elsevier, titulaire des droits d’exploitation exclusifs des œuvres en cause, Gray’s Anatomy for Students, Atlas of Human Anatomy et Campbell-Walsh Urology, avait constaté que celles-ci avaient été téléversées sans autorisation sur une plateforme d’hébergement et de partage de fichiers exploitée par la société Cyando. Cette dernière en avait été informé par notification de la maison d’édition. Elsevier avait demandé au Landgericht München, le tribunal régional de Munich, d’ordonner la cessation de ces atteintes au droit d’auteur et le tribunal avait condamné Cyando comme complice des atteintes au droit d’auteur. En appel, l’Oberlandesgericht München (tribunal régional supérieur de Munich,) considéra que Cyando ne pouvait être l’auteur des atteintes au droit d’auteur puisqu’il ne fait que fournir les moyens techniques permettant à ses utilisateurs de téléverser les œuvres.

Le Bundesgerichtshof, la Cour fédérale de justice, avait été saisi des deux affaires et avait posé dans ses deux affaires plusieurs questions préjudicielles à la CJUE, qui portaient, inter alia, sur l’interprétation de l’article 3, paragraphe 1, et de l’article 8, paragraphe 3, de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (directive sur le droit d’auteur) et de l’article 14, paragraphe 1, de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil, du 8 juin 2000, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur ( directive commerce électronique).

La CJEU avait lié les affaires C‑682/18 et C‑683/18.

Est-ce que l’exploitant d’une plateforme de partage de vidéos ou d’une plateforme d’hébergement et de partage de fichiers effectue lui-même un « acte de communication » ?

L’article 3-1 de la directive sur le droit d’auteur dispose que les « États membres prévoient pour les auteurs le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute communication au public de leurs œuvres, par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de leurs œuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement ».

Selon la CJEU, la notion de « communication au public », au sens de l’article 3-1 de la directive sur le droit d’auteur couvre « toute communication au public non présent au lieu d’origine de la communication » ce qui englobe « toute transmission ou retransmission, de cette nature, d’une œuvre au public, par fil ou sans fil, y compris la radiodiffusion ».

Il convient néanmoins de maintenir un « juste équilibre » entre l’intérêt des titulaires des droits d’auteur et des droits voisins à protéger leurs droits et la protection des intérêts et des droits fondamentaux des utilisateurs d’objets protégés, en particulier de leur liberté d’expression et d’information. Ce « juste équilibre » doit être recherché, selon la CJUE, « en tenant compte également de l’importance particulière d’Internet pour la liberté d’expression et d’information ».

Selon une jurisprudence bien établie de la CJEU, une communication au public associe deux éléments cumulatifs :

  • un acte de communication d’une œuvre et
  • la communication de cette œuvre à un public.

C’est pourquoi une appréciation individualisée est nécessaire, en tenant compte de critères complémentaires « de nature non autonome et interdépendants les uns par rapport aux autres » et qui peuvent être présents avec une intensité très variable, ce qui requiert de les appliquer individuellement, mais également dans leur interaction les uns avec les autres (VG Bild–Kunst, C‑392/19, point 34).

L’un de ces critères est « le rôle incontournable joué par l’exploitant de la plateforme et le caractère délibéré de son intervention ». Donner accès au public à une œuvre protégée en pleine connaissance des conséquences de son comportement, est bien un acte de communication. La notion de public est large puisqu’elle vise un nombre indéterminé de destinataires potentiels et implique, par ailleurs, un nombre de personnes assez important (voir par exemple, BY c. XC, C‑637/19, point 26).

En outre, pour être communiquée au public, l’œuvre doit avoir été communiquée selon un mode technique spécifique, différent de ceux utilisés auparavant, ou, à défaut, avoir été communiquée à un « public nouveau », qui n’avait pas été déjà pris en compte par le titulaire du droit lorsqu’il a autorisé la communication initiale de son œuvre au public (Nederlands Uitgeversverbond et Groep Algemene Uitgevers, C‑263/18 point 70 ).

Ce sont les utilisateurs des plateformes, et non-celles-ci, qui téléversent des contenus potentiellement illicites et ce sont également eux qui décident si ces contenus sont mis à la disposition d’auteurs utilisateurs. La plateforme exploitée par Cyando communique exclusivement le lien permettant d’avoir accès au contenu à l’utilisateur qui l’a téléchargé et celui-ci peut décider de le communiquer ou non à des tiers. YouTube permet à ses utilisateurs de téléverser des contenus en mode privé.

La CJEU cita son arrêt Stichting Brein, C‑610/15, point 26, qui avait précisé qu’un

« utilisateur réalise un acte de communication lorsqu’il intervient, en pleine connaissance des conséquences de son comportement, pour donner à ses clients accès à une œuvre protégée, et ce notamment lorsque, en l’absence de cette intervention, ces clients ne pourraient, ou ne pourraient que difficilement, jouir de l’œuvre diffusée ».

Dans notre affaire, les utilisateurs ayant téléchargé ces contenus avaient bien fait acte de communication au public puisqu’ils avaient donné, par l’intermédiaire des plateformes, accès à des œuvres protégées à des tiers, et ce sans l’accord des titulaires des droits d’auteurs ou des droits voisins.

Si l’exploitant joue bien « un rôle incontournable dans la mise à disposition de contenus potentiellement illicites, effectuée par ses utilisateurs, » cela n’est pas le seul critère que les tribunaux doivent considérer, et le critère du caractère délibéré de l’intervention de l’exploitant doit également être considéré, sans cela toute « fourniture d’installations destinées à permettre ou à réaliser une communication » serait un acte de communication au public, une interprétation qui serait contraire au considérant 27 de la directive sur le droit d’auteur selon lequel simplement fournir des installations destinées à permettre ou à réaliser une communication n’est pas une communication au sens de la directive.

L’exploitant doit être intervenu « en pleine connaissance des conséquences de son comportement dans le but de donner au public accès à des œuvres protégées pour cette intervention soit un acte de communication (Cyando, point 81). Il n’est pas suffisant que l’exploitant connaisse, « d’une manière générale, la disponibilité illicite de contenus protégés sur sa plateforme », sauf s’il a été averti par le titulaire des droits qu’un contenu protégé a été illégalement communiqué au public par l’intermédiaire de sa plateforme et qu’il s’abstient de prendre « promptement » les mesures nécessaires pour rendre le contenu inaccessible (Cyando, point 85). Le simple fait que l’exploitant poursuive un but lucratif ne présume ni n’établit le caractère délibéré d’une communication illicite de contenus protégés (Cyando, point 86).

La CJEU précisa que son arrêt GS Media (C-160/1) ne devait pas être interprété comme établissant une telle présomption. La CJEU avait jugé dans cette affaire que fournir un lien hypertexte vers une œuvre protégée, sans l’autorisation du titulaire du droit d’auteur, constitue une « communication au public » au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive sur le droit d’auteur, si la personne savait que l’œuvre avait été publiée illégalement, si le lien permet de contourner des mesures de restriction prises par le site où se trouve l’œuvre protégée ou si le placement du lien est effectué dans un but lucratif, auquel cas la connaissance du caractère illégal de la publication doit être présumée. Il semble ainsi que GS Media ne s’applique pas aux plateformes.

La CJUE nota que YouTube n’intervient pas dans la création des contenus téléversés par ses utilisateurs, et, qu’en autre, ceux-ci sont clairement informés qu’il leur est interdit de téléverser des œuvres contrevenant aux droits des tiers. YouTube a mis en place des dispositifs, notamment un bouton de notification et un procédé spécial d’alerte, afin qu’il soit possible de signaler et faire supprimer des contenus illicites. De manière similaire, Cyando ne crée, ne sélectionne ni ne contrôle les contenus téléversés sur sa plateforme et ses conditions d’utilisation informe les utilisateurs qu’il est interdit de porter atteinte au droit d’auteur par l’intermédiaire de la plateforme.

La CJEU conclue que

« l’article 3, paragraphe 1, de la directive sur le droit d’auteur doit être interprété en ce sens que l’exploitant d’une plateforme de partage de vidéos ou d’une plateforme d’hébergement et de partage de fichiers, sur laquelle des utilisateurs peuvent mettre illégalement à la disposition du public des contenus protégés, n’effectue pas une « communication au public » de ceux-ci, au sens de cette disposition, à moins qu’il ne contribue, au-delà de la simple mise à disposition de la plateforme, à donner au public accès à de tels contenus en violation du droit d’auteur » (Cyando, point 102).

Est-ce que l’exploitant d’une plateforme de partage de vidéos ou d’une plateforme d’hébergement et de partage de fichiers exploitant de plates-formes en ligne peut bénéficier de l’exonération de responsabilité prévue par la directive e- commerce pour les contenus protégés que des utilisateurs communiquent illégalement au public par l’intermédiaire de sa plateforme ?

L’article 14.1 de la directive e-commerce permet aux fournisseurs d’hébergement de limiter leur responsabilité s’ils stockent des informations à la demande d’un tiers s’ils n’ont « pas effectivement connaissance de l’activité ou de l’information illicites » ou s’ils ont agi « promptement pour retirer les informations ou rendre l’accès à celles-ci impossible ».

Selon le considérant 42 de la directive e-commerce, cette dérogation de responsabilité ne s’applique que si l’activité du prestataire de services dans le cadre de la société de l’information revêt un caractère purement technique, automatique et passif, ce qui signifie qu’il n’a pas eu connaissance des informations transmises ou ni ne les a contrôlées (Google France et Google, C‑236/08 à C‑238/08, points 112 et 113). Son rôle doit avoir été purement technique, automatique et passif, et il ne doit pas avoir connu ou contrôler les contenus stockés (L’Oréal e.a., C‑324/09, point 113).

La CJEU conclue que l’article 14, paragraphe 1, de la directive sur le commerce électronique doit être interprété en ce sens que l’activité de l’exploitant d’une plateforme de partage de vidéos ou d’une plateforme d’hébergement et de partage de fichiers relève du champ d’application de cette disposition, s’il ne joue pas un rôle actif de nature à lui conférer une connaissance ou un contrôle des contenus téléversés sur sa plateforme.